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 Le fait qu’il y ait la cohabitation ce n’est pas gênant, à partir du moment où la politique mémorielle engagée va dans le sens d’une explication. On peut créer de nouveaux lieux de mémoire et d’histoire tout en faisant de ces lieux des lieux de contradictions, des lieux de savoir, d’explications. "

 

Yoann Lopez, chargé de mission mémoire à la ville de Bordeaux

Bonjour, nous travaillons sur la question du déboulonnage des statues dans la séquence contemporaine et médiatique auquel on a eu accès au printemps 2020. Notre objectif est d’arriver, à travers les positions que les acteurs ont pris dans cette controverse là, autour des questions de mémoire, d’histoire et d’espace public, à essayer de restituer une cartographie de cette controverse. On a décidé de se centrer sur le déboulonnage des statues liées à l’esclavage et à la colonisation, dans le contexte français en particulier. Vous êtes notre premier entretien. 

 

Je me présente rapidement, je suis sociologue de formation. J’ai fait ma thèse de sociologie, soutenue en 2010, sur les questions noires en France avec une partie qui traitait notamment de l’esclavage. Ensuite, en 2018,  je suis rentré en tant que chargé de mission à la mairie de Bordeaux. Ma principale mission étant de construire un plan mémoire sur la question de la traite et de l’esclavage à Bordeaux. A travers une enquête que nous avons fait passer en 2018… Enfin non, je reprends !

Je suis rentré à la mairie de Bordeaux en 2018 mais je suis rentré dans la deuxième commission-mémoire mise en place en 2016 en fait. J'étais pas encore chargé de mission, j’ai fait ça de manière bénévole. Donc, en 2016, nous avons lancé une enquête en ligne sur ces questions de mémoire. Lors de cette enquête en ligne, nous avons reçu 1100 réponses via le questionnaire et nous avons auditionné une quarantaine de personnes, que ce soit des personnes qualifiées, des élus, des personnes de la société dite civile, classique. A partir des résultats que nous avons compilés, nous avons remis un rapport à Alain Juppé en 2018. Dans ce rapport, il y avait une dizaine de préconisations d’actions à développer. Ce sont ces préconisations là qui ont structuré, cadré, alimenté le plan d’action-mémoire en lien avec la traite et l’esclavage qui s’est, plus ou moins, clôturé au mois de juin 2020 avec les dernières élections municipales. Voila. 

 

Et du coup, si on peut se permettre, depuis juin 2020 et les municipales, comment ça se passe ? Car justement, sur le site internet, on s'arrête justement à cet endroit là. 

 

Alors le site internet Mémoire & Esclavage Bordeaux c’est ça ? Alors le site, c’est moi qui l’alimente en fait et c’est pour ça que, pour le moment, j’ai encore des choses à mettre mais, avec le COVID c’est vrai qu’il n’y a pas trop trop de nouveautés. Mais voilà, je dois travailler notamment sur les biographies, rajouter des portraits. Et notamment tout ce qui est image sur les monuments internationaux. Là, concernant la nouvelle mandature, la nouvelle équipe, ces questions mémorielles ne sont pas abandonnées, elles vont reprendre sauf qu’on va essayer de les étendre et de continuer le travail qui a été fait sur la traite de l’esclavage. Beaucoup de travail a été fait en un an et demi sur cette question là. L’idée c’est de pouvoir poursuivre et de pouvoir étendre le travail notamment sur la question coloniale en fait. Et de pouvoir repartir ensuite sur d’autres questions mémorielles, qui personnellement me tiennent à cœur, comme la mémoire de Shoah notamment. Voila, sur Bordeaux, il y a encore pas mal de choses à faire sur cette thématique de la Shoah et notamment sur la transmission et la connaissance de la culture juive à Bordeaux en fait. Voilà, ça fait partie des futurs travaux. 

 

Très bien, et du coup, cette question est revenue sur le devant de la scène médiatique en mai 2020 à peu près avec pas mal de prises de positions d’intellectuels et des moins intellectuels, d’élus locaux et des différents acteurs, est ce que vous, vous pourriez nous donner votre chronologie ? Comment ça se fait, qu’à ce moment-là, se cristallise cette question mémorielle, de rapport à l’espace public ? Est ce que vous trouvez que c’est une véritable originalité contemporaine ou est ce que vous arrivez à retracer une chronologie plus longue ? 

 

Pour Bordeaux c’est ça ? 

 

Oui, pour Bordeaux et puis même dans le cadre national. Quel est le rapport mémoriel qu’il peut y avoir avec ça ? Sur la politique mémorielle française ? 

 

Alors moi je ne désarticule pas la politique mémorielle de Bordeaux sur l’esclavage avec la position nationale en fait puisque Bordeaux, pendant très longtemps, est resté muet sur cette question là. Muet ou “handicapé” entre guillemets, au sens d’une absence de mouvement clair et précis en fait. 

Par touche d’action, on peut remonter à 98 et la marche des 40.000 descendants d’Antillais dans Paris, la loi Taubira en 2001, le choix de Jacques Chirac en 2006 de faire du 10 mai une journée nationale pour la traite et l’esclavage et leurs abolitions… Tout cela voila, pour moi, sont des éléments nationaux qui ont favorisé le débat à Bordeaux, aidés en cela d’une position au niveau local de position d’association. Notamment l’association Diversité, qui aujourd’hui est devenue Mémoire & Partages, qui ont su articuler, combiner et faire remonter les attentes, les demandes, les besoins, les revendications locales et nationales. Locales, à travers l’association Diversité / Mémoire & Partages et puis nationales au sens où, Bordeaux en temps que deuxième ou troisième port négrier en France, il y a toujours le débat de est ce que La Rochelle est devant Bordeaux, Bordeaux est devant La Rochelle, on ne sait pas trop… enfin voilà... l’équipe municipale en place ne pouvait plus, un moment donné, faire la politique de l’autruche. A partir du moment où, l’Etat, avec la loi Taubira, appuie Jacques Chirac et se positionne clairement sur cette question là, à mon sens, Bordeaux et Alain Juppé ne pouvait plus, à un moment donné, dire “on ne s’y intéresse pas, on s’y intéresse plus ou il y a d’autres choses plus importantes à Bordeaux”. Donc voilà, c’est pour ça que, ça a commencé en 2005 avec Hugues Martin qui était aux commandes, il y eut ce que l’on appelle le square Toussaint, qui est rive droite. C’est un buste de Toussaint Louverture qui a été offert par Haïti à la municipalité de Bordeaux et ça a été l’un des allumages en fait de cette politique. A bordeaux, avec ce square là, alors bon encore une fois c’est hors d’allumage, parce que c’est un square, c’est un buste, voila, de Toussaint Louverture qui représente donc son visage, et ce buste là a été posé dans un espace enherbé. Quand je dis “posé”, il est posé, il n’y a rien qui a été fait autour, c’est un buste perdu au milieu d’herbes folles et quelques arbres. Donc, il y a une toute petite plaque en plexiglas. Les travaux ont vu ensuite, une première commission-mémoire qui a été montée en 2005 à Bordeaux. Tout un lot de personnalités, on va dire une commission très hétéroclite en termes de profils. Bon, mon avis sur la commission et sa composition  est quand même assez partagé. Bon, voilà, les travaux ont fait ressortir deux points. 

Premièrement, la nécessité qu’il y est un espace de mémoire, de recueillement dans Bordeaux. Ce qui a donné, en 2006, la pose d’une plaque sur les quais. Une plaque en bronze qui rappelait que Bordeaux avait participé à la traite négrière et qu’il fallait rendre hommage aux esclaves déportés dans les Amériques. Ensuite, le deuxième c’est le plus gros point et c’est, jusqu’à présent, en terme, notamment financier, les principaux travaux qui ont été fait sur Bordeaux, c’est l’ouverture de quatre salles au musée d’Aquitaine en 2009. Quatre salles qui traitent donc du Bordeaux négrier au 18ème et 19ème siècle et de la place de Bordeaux dans la traite. Quatre grosses salles ont été inaugurées en 2009 au musée d’Aquitaine, soit à peine deux ans après Liverpool et son Slavery Museum. Et ces salles ont été inaugurées le 10 mai 2009, lors de la journée nationale d’abolition. Chronologiquement, ensuite il y a eu une pause, voilà, une grosse pause après 2009 malgré des revendications, c’est vrai que ce sujet là est resté à l’arrêt, à Bordeaux du moins, sans pour autant qu’il n’y ait pas de débat au niveau national. J’ai commencé ma thèse en 2005 et voila, avec la naissance du CRAN, d’autres associations antillaises au niveau national avec le comité Marche 98 notamment, il y a eu le collectif le collectif Dom qui est aujourd’hui n’existe plus mais qui était présent… Voila, c’est ces questions là, vraiment à partir des années 2000, que les questions de l'esclavage ont pris de l’importance; pour des raisons politiques, sociologiques, sociopolitiques aussi, enfin voila pour plusieurs raisons. Sur Bordeaux, sont arrivés en 2015, les attentats Charlie, le Bataclan et moi en 2016, j’avais fait une présentation à la mairie de Bordeaux sur l’importance de commémorer et la place de la mémoire, de la traite et de l’esclavage comme principal outil de lutte contre les discriminations. Et suite à aux attentats, les discussions avec l’adjoint au maire en charge de ces questions là, à l’époque, son choix a été de relancer une deuxième commission mémoire et de travailler sur ces mémoires et l’histoire de la traite de l’esclavage. Il estimait que, suite aux attentats et avec la hausse des actes racistes sur Bordeaux, ce thème-là pouvait être un thème fédérateur sur la ville. C’est pour cela qu’il a fait le choix que Bordeaux se repositionne et fasse de la traite de l’esclavage un outil de cohésion sociale au niveau local. On pourrait rassembler les bordelais et les bordelaises autour de cette question là, à travers une somme d’actions qui permettraient à la fois d’apaiser les mémoires, de diffuser l’histoire et de construire ensemble une sorte de cohésion d’ensemble en bordelais et bordelaises pour la diffusion d’une histoire commune, à la fois nationale mais aussi locale. 

Du coup, j’y reviens, l’enquête et puis le plan remis à jour en 2018, la validation des actions: le site internet, une statue et puis jusqu’au mois de juin 2020 la pose des plaques de rues. Cinq plaques de rues qui ont été posées qui vont certainement alimenter notre discussion aujourd’hui. Le choix des poses des plaques n’est pas anodins bien sûr. Normalement, elles étaient prévues à la fin du mois de mars 2020, avant le premier tour des élections. Il y a eu un petit retard, on s’est donc dit qu’on les poserait après le premier tour, le confinement est arrivé et donc il a fallu trouver une date. On repousse, on repousse et puis l’affaire Georges Floyd éclate aux USA, le mouvement Black Lives Matter prend un essor international, les revendications en Angleterre, Bristol... Tout ça fait, qu’avec l’adjoint au maire, on ne peut plus attendre à Bordeaux, ces plaques sont importantes, il y a en plus un aspect “espoir politique”, le fait qu’à Bordeaux on ne déboulonne pas, on explique, on n’enlève pas, on efface pas, on vient dire et expliquer à travers ces plaques de rues. Elles ont donc été posées le 20 juin, assez rapidement une fois les services mobilisés. La pose a, je pense, eu l’effet escompté au niveau médiatique. La visibilité était plutôt importante, tant nationalement que internationalement avec un très bel article du New York Times. 

 

Et du coup, comment vous situez la façon que vous avez eu de faire ça à Bordeaux, par rapport à ce qui avait pu être fait à Nantes ? Est ce que vous vous êtes inspirés de leurs méthodes sur les lieux, sur la meilleure façon de communiquer ces symboles là ? Est ce que vous pouvez nous expliquer les liens qu’il peut y avoir entre les villes ? 

 

Oui alors il y a deux principaux éléments. 

Premièrement, la taille d’une part lorsqu’on a fait l'enquête. Il y a un gros mémorial à Nantes qui a été inauguré en 2012, qui a coûté beaucoup d’argent, autour de 7 millions d’euros. Depuis la naissance de l’association Diversités puis Mémoire & Partage à Bordeaux, la principale revendication était “il faut la même chose à Bordeaux, il faut un énorme espace, un gros mémorial où les gens puissent venir se recueillir". Dans l'enquête qu’on avait fait passer, en laissant la parole libre, à la fin du questionnaire il y avait cette question de mémorial qui est revenue. Pourtant le choix a été fait à Bordeaux de ne pas faire comme Nantes à ce niveau là parce que les finances de la ville ne le permettaient pas, on ne pouvait pas injecter 7 ou 8 millions dans un projet de cette taille. Il était estimé que les quatre salles faites au musée d’Aquitaine étaient déjà un travail d’histoire-mémoire important. Bien sûr, on peut y revenir, c’est sur qu’en terme de connaissance, de diffusion d’un savoir c’est important. Après,  moi, je milite beaucoup pour aller hors-les-murs et c’est vrai que le musée, tout le monde ne peut pas y aller et le musée n’a pas la même vocation de recueillement qu’un mémorial. Du coup, la volonté était qu’il n’y aurait pas de mémorial et d’espace de recueil d’émotions, je trouve que les émotions sont très importantes dans cette thématiques là. Le recueil des émotions ne se feraient pas à travers un mémorial. 

Deuxième point par contre, et c’est là qu’on s’est inspiré de Nantes, c’est l’idée de parcours. A Nantes, il y a un parcours de la mémoire qui a été fait à travers un “déambulation dans la ville” pour saisir, pour photographier mentalement divers lieux qui sont en lien avec la traite négrière et qui permettent ensuite d’arriver donc au mémorial. Cette idée là m’a beaucoup séduite en fait, on est en 2018 et il y avait déjà dans ma tête  cette idée de parcours. Mais c’est après notre visite à Nantes que l’idée de faire effectivement ce parcours à germer en fait et c’est ce dont j’ai discuté avec l’élu à l’époque: on ne va pas avoir à Bordeaux un mémorial à 7 millions d’euro, un lieu unique, une unicité de l’émotion et de la place de l’émotion à Bordeaux. Non, on va effectivement plutôt partir de ce parcours mémoriel qui va venir recenser, présenter, étaler l’ensemble des lieux de mémoire, d’histoire en lien avec la traite et l’esclavage. C’est la réunion de tous ces lieux qui vont constituer le mémorial en lui-même. C’est donc avec l’inspiration de Nantes et l’idée de parcours que nous avons travaillé de manière plus resserrée sur l’idée de ce parcours. 

Ensuite, on a fait un déplacement à Liverpool pour visiter leur musée qui, très honnêtement, est très intéressant mais dont Bordeaux n’a pas à rougir du travail qui a été fait en termes de salle. En revanche, ce que j’ai proposé aux nouveaux élus, c’est de pouvoir, dans les années à venir, travailler sur les questions coloniales pour savoir ce qui c’est passé après l’esclavage et quelles conséquences la traite de ‘lesclavage à eu pendant les decénies qui ont découlées après 1848. Liverpool le traite très très bien à travers l’histoire américaine, la ségrégation, l’histoire britannique… Je souhaiterais qu’il y a ait ça à Bordeaux, “après l’esclavage qu’est ce qu’il y a eu ?” et que ça soit présenté dans le musée. 

On a également visité Bristol, dont la politique mémorielle sur cette question là est, je trouve, plutôt un peu en retard, malgré le fait que ca soit le deuxième port européen de départ de bateaux. En revanche, en terme de revendication, le mois de juin 2020 a montré que la population est très en attente à Bristol, à la différence de Bordeaux où la population concernée par l’esclavage est beaucoup moins revendicative. 

 

Justement c’est ce que je voulais vous demander, est ce que cette idée de parcours à travers la ville s’impose à la vue de tous. Est ce que ça prend de la place dans l’espace public ? Est ce que vous avez eu des rejets de la part d’autres organismes associatifs ? Est ce qu’on vous a accusé de monopoliser l’espace public ou d’imposer ça à des gens dont ça n’est pas l’histoire ? 

 

De manière générale, ça a été plutôt positif, très très bien reçu. A la fois par la population globale bordelaise et par les associations également. Bizarrement c’est l’association Mémoire & Partage qui était la plus revendicative, qui a le plus critiqué, ça fait partie du jeu. On a quand même répondu à pas mal de revendications de cette association mais le but de ces associations c’est d'être dans une critique automatique et répétitive. On a fait ce qui nous semblait devoir faire, de manière plutôt apaisée. Hormis quelques critiques qui ont été faites pour la statue de Modeste Testas, un symbole feminin qui a été posé sur les quais. Modeste Testas n’est pas une esclave reconnue, connue, elle fait partie de ces millions de personnes qui ont été achetées, vendues et revendues, qui ont été violées, exploitées, maltraitées. On a connaissance de cette personne grâce à une de ses descendantes et on a fait le choix de partir de cette personne là, on aurait pu mettre une énième statue de Toussaint Louverture ou je ne sais quel esclave connu mais on s’est rattaché à l’histoire locale puisque cette personne là a été achetée par deux négociants bordelais qui l’ont déporté à Saint-Domingue. Les critiques ont été faites par certaines associations en disant que, d’une part cette personne là n’était pas reconnue et cela invisibilisait la traite et l’esclavage à Bordeaux, d’autre part il y a eu une grosse critique par rapport à Haîti, le fait qu’a travers cette statue là, on souhaitait montré Haiti sous sa forme la plus noire, à savoir que c’était une terre qui a cultivé l’esclavage; c’était pas du tout dans ce but là que la statue a été posée.

Il y a eu certaines critiques mais de manière générale ça a été plutôt positif et encore une fois on a essayé d’utiliser le plus justement l’espace public. Bordeaux est coupé rive droite / rive gauche et l’idée était de pouvoir faire que les deux rives soient réunies à travers cette thématique là de traite et d’esclavage. On a à la fois utilisé des sites qui étaient existants et on en a créé d’autres, on a fait des sites historiques, des sites de mémoire. Les sites sont qualifiés sous trois formes: il y a les sites historiques, comme une maison où une des fils de Toussaint Louverture a vécu, les sites culturels comme le musée d’Aquitaine, le jardin botanique qui  présente un jardin de la mémoire, et puis il y a les sites de mémoire à proprement parlé qui sont plus des sites de recueillement comme la statue ou la plaque qui existe sur les quais. 

 

Comment vous envisagez la cohabitation entre les monuments qui font référence directement à l’esclavage et la colonisation et la position des nouveaux symboles liés à l’abolition de l’esclavage et de la colonisation ? 

 

Moi je pense qu’aujourd’hui il n’y a pas de problématique à ce niveau là. 

 

Vous ne voyez pas ça comme un conflit ? 

 

Non, non, pas du tout. Je ne vois pas du tout ça sous forme de conflit parce qu’on est dans une démarche de régulation au sens où l’on n’est pas dans une démarche de déboulonnage. Pour moi, le fait de déboulonner, d’enlever, de supprimer, de renommer s’inscrit dans la même vague que ce qui avait été fait, à l’époque, par les gens au pouvoir. Mettre des noms de rues à l’effigie d’anciens négriers parce qu’ils étaient aussi sur la place publique, la place locale, d’importantes personnes. Mettre des statues de ministre comme Colbert qui ont pourtant défendu l’esclavage, c’était en quelques sortes une sorte de domination par ceux qui avaient le pouvoir. Avoir le pouvoir de nommer des rues à travers des noms permettait d’asseoir son pouvoir et d’effacer les victimes, les personnes traitées, esclavisées. Je trouve que déboulonner, enlever les rues, les noms de ces personnes là va à l’encontre de la vertu de la pédagogie. Je trouve que c’est pénible qu’il y ait des statues de Colbert devant l’assemblée nationale, c’est pénible que certaines rues portent le nom  de telle ou telle personne, c’est pénible à Bristol qu’il y ait une statue de Colson mais est ce que effacer et enlever est la meilleure chose pour les plus jeunes ? Je ne suis pas certain. Le fait qu’il y ait la cohabitation ce n’est pas gênant, à partir du moment où la politique mémorielle engagée va dans le sens d’une explication. On peut créer de nouveaux lieux de mémoire et d’histoire tout en faisant de ces lieux des lieux de contradictions, des lieux de savoir, d’explications. On va garder la statue de Colbert mais on va dire qui était Colbert, c’était un ministre mais à côté de ça il a participé à la publication du code noir.  

 

Ça s'accompagnerait quand même d’un travail de pédagogie autour de ces statues là ou ça se fait ailleurs ? Si on pense à une autre échelle ? Est ce que mettre une plaque sur le socle d’une statue de deux mètres de haut va vraiment avoir l’effet escompté ?

 

Encore une fois, avec ma petite expérience au niveau local, les gens lisent les plaques, plus qu’on ne le croit. Il ne faut pas croire que les gens ne lisent pas. Je vois qu’avec la statue de Modeste Testas, on a mis une plaque biographique au pied de la statue, à même le sol, et les gens s'arrêtent pour lire. 

 

Si je vous dis ça c’est justement parce que, dans ces travaux, Sarah Gensburger disait que ces statues là , on les voit mais qu’on ne les regarde jamais. Ces statues là servent à construire des discours associatifs de réparations mémorielles ou de revendications politiques mais au fond n’ont pas d’effet sur l’espace public. Elle avait produit une étude quantitative qui montrait qu’on ne voyait pas les statues dans l’espace public et que, quand elles étaient enlevées, on ne s’en rendait pas compte. 

 

Tout à fait, après ça change quelque chose pour les personnes qui s’y intéressent ou qui sont concernés. Après on sait très bien qu’une personne qui fait le même trajet domicile-boulot tous les jours, un moment donné ne fait plus attention aux sculptures, aux statues, aux plaques, aux bâtiments. Encore une fois, je suis partisan de laisser les choses telles qu’elles sont et d'apposer une explication sur les sites, les lieux, est toujours plus positif. Cela montre que l'État ou la ville est en mesure de faire son mea culpa, c’est beaucoup plus fort que de vite enlever, cacher. On met une plaque pour présenter la personne et dire que la municipalité, la ville, l’Etat ont participé. je trouve une forme d'apaisement des mémoires. Dire et expliquer, même à une petite partie de la population, c’est quelque chose de plus constructif. 

 

Justement à ce niveau là, dans nos recherches, un argument qui revenait régulièrement de la part des militants était qu’un choix mémoriel avait été fait à l’égard du maréchal Pétain, investit dans des crimes contre l’humanité, pour le retirer de l’espace public et, à ce même titre, réclamait un retrait de personnages comme Colbert de l’espace public. Comment expliquez-vous cette différence là ? 

 

La différence entre quoi du coup ? 

 

Du choix. Comment vous expliquez que pour Pétain on choisit de l’espace public et que pour les personnes liées au passé esclavagiste et colonial français, on choisisse davantage d’y apposer des plaques explicatives ? 

 

Ah oui, je ne sais pas très honnêtement. Je pense que, simplement, Pétain parle plus à la conscience collective que Colbert et que plus de personnes sont sensibles à la question pétiniste qu’à la question colbertiste en fait. Pour une grosse majorité de personnes c’est plus embêtant d’avoir Pétain que Colbert, c’est beaucoup plus ancien et beaucoup de personnes connaissent moins Colbert que Pétain, donc juste une plaque pourrait suffire, je lte verrais comme ça. 

 

Donc ça serait une manière de connaître un passé historique qui n’est pas bien transmis, ça serait ça ? 

 

Oui

 

J’aurais une dernière question. Ce qu’on comprend bien dans ce que vous dites c’est l’importance de l'échelle locale. Il se trouve que pour vous c’est à cette échelle là que ça se décide, c’est le conseil municipal qui a décidé d'ériger, d’abattre les statues et donc vous êtes au premier plan de la politique mémorielle, je m’interrogeais donc sur le rapport au niveau national, est ce que vous pensez qu’il peut y avoir une politique mémorielle nationale sur ces questions là ? 

 

J’ai fait un article il n’y a pas longtemps sur la politique mémorielle. Pour moi, la politique mémorielle a cinq fonctions principales, que se soit au niveau local ou national, une fonction politique classique déjà, pour montrer que la collectivité, qu’elle soit étatique ou municipale est en capacité de mener une politique de la mémoire avec une visée politique pure pour montrer que l’etat ou la ville est en action sur cette question là. Deuxièmement une fonction culturelle, cela est vrai notamment pour l’esclavage et la traite au sens où, dès qu’on y fait référence on fait appel à une notion de culture très très forte notamment pour tout ce qui est la construction de mémoriaux. Rappelez-vous, au jardin du Luxembourg, il y a l’oeuvre de Fabrice Hyber par exemple, pour la fondation de la mémoire de l’esclavage il y a un appel à projet qui a été lancé pour la construction d’une nouvelle oeuvre culturelle aux Tuilleries qui va porté sur la mémoire de l’esclavage. Voila, il y a une fonction que je trouve très très forte autour de la politique mémorielle, on fait appel à des artistes, on fait appel à l’art et à la culture pour pouvoir diffuser cette histoire-mémoire là dans l’espace public. Après, il y a une fonction symbolique pure, au sens où regardez comment nous, politique et ville, sommes en capacité de faire notre mea culpa sur cette histoire-là. Ensuite, il y a une fonction historique, de rétablissement des faits purs, au sens où une bonne politique mémorielle doit être une politique ou l’Etat ou la ville vont être en capacité de rétablir une vérité historique. Oui, la ville de Bordeaux a participé à la traite de l’esclavage, oui l’Etat Français a approuvé le discours de Chirac en 95, oui l’Etat français a participé à la déportation des juifs de France. Le dire et l’écrire plutôt que de le laisser planer et se mettre en accord avec la communauté scientifique est, je trouve, un acte fort. Enfin, une bonne politique mémorielle a une fonction de cohésion sociale, c’est un outil de cohésion sociale fort, que ce soit sur les questions de mémoire de la Shoah mais aussi sur les questions de traite et d’esclavage. Dans l'enquête qu’on avait mené, beaucoup de répondants avaient estimé que les histoires de la traite et de l’esclavage étaient une histoire commune dont devait se saisir l’ensemble des Bordelais. Cela va de même pour l’histoire de la France, ce n’est pas pour rien que les histoires de la traite et de l’esclavage aujourd’hui sont apprit dans les manuels scolaires. Peut-être de manière insuffisante mais effectivement c’est un fait de l’histoire de France qui concerne les français et les françaises au niveau national. 

Dans l’ensemble, une politique mémorielle, qu’elle soit locale ou nationale, est possible avec des niveaux forcément différents. La ville de Bordeaux va centrer l’histoire-mémoire sur la ville de Bordeaux et ses conséquences aujourd’hui sur la ville. Au niveau national, bien sûr, on va avoir un spectre beaucoup plus important, mais à mon sens oui, il n’y a pas forcément de distinguos purs à avoir les politiques mémorielles locales et nationales. Pour moi, les cinq fonctions que je viens de citer sont les mêmes. 

 

C’est très clair, c’est vrai que la question se posait de savoir si, sur les villes moins touchées par la traite, à quel point cette politique fonctionne pareil que pour des ports comme Bordeaux ou l’on peut plonger dans une histoire très riche ? 

 

Je pense qu'à ce niveau là, il y a un référencement d’histoire nationale à faire effectivement. Les cités qui ont été moins ou pas du tout touchées par cette histoire là on plutôt à s’abreuver auprès de l’histoire nationale. 

 

J’aurais une dernière question, on voulait vous la poser au début mais comment avez vous été amené à travailler sur la question noire ? 

 

*instant de réflexion*... J’ai toujours été un passionné de la sociologie de la mémoire et de la mémoire en tant que tel en fait. Je me suis très tôt intéressé au génocide juif et à la Shoah et j’ai fait un premier mémoire sur la transmission de la Shoah à Bordeaux et de la question de la communauté juive ensuite et puis, après j’ai poursuivi. Je suis très très fortement centré sur les génocides, j’ai travaillé sur la Shoah, puis sur les génocides arméniens qui est très peu connu en France et ensuite j’en suis venu à l’esclavage puisque c’etait une thématique qui m’interressait aussi et sur mon sujet de thèse il fallait que je trouve un sujet. J’avais une comparaison entre la transmission de la Shoah et de l’esclavage au début de ma thèse et puis est arrivé un coup de chance puisque, au moment ou je commencait à finaliser mon sujet, il y a eu l’explosion de la question noire en France en 2005 avec l’apparition du CRAN, du comité Marche 98, les luttes de mémoire effectivement qui apparaissaient, les questions sur les statistiques ethniques également en 2005, il y a eu tout cet ensemble là qui a fait que j’ai positionné ma recherche sur ça. 

 

Merci beaucoup, c’était très enrichissant. Bonne fin de journée. 

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