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Continuité du passé colonial

Mouvement iconoclaste

Réinvention patrimoniale

Les contestations des statues liées à la colonisation et à l’esclavage ont mis en lumière différentes manières d’envisager les rapports entre la mémoire et l’histoire. 

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Pour Mona Ozouf, Maurice Sartre, Michel Winock et Jean-Noël Jeanneney, ces statues sont des objets d’histoire et les contestations faites à leur encontre “[s’abandonnent] à un danger majeur que les historiens connaissent bien. Il s’agit de l’anachronisme. Ce péché contre l’intelligence du passé consiste, à partir de nos certitudes du présent, à plaquer sur les personnages d’autrefois un jugement rétrospectif d’autant plus péremptoire qu’il est irresponsable.” Pour les auteurs de cette tribune paru dans le Monde, faire la chasse aux manifestations du “racisme”, de la “misogynie”, de “l’homophobie” ou “des massacres de masse” c’est accepter “qu’il n’est plus d’hommage qu’on puisse continuer de rendre à un grand nombre de personnages du passé, illustres ou notoires. Ni en pierre, ni en bronze, ni en dénominations de toutes sortes.” Déboulonner des statues, les retirer de l’espace public, reviendrait à effacer l’histoire. 

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François Vergès  s’oppose à ceux qui voient dans ces contestations une volonté d’effacer l’histoire. Ces statues sont  “des choix politiques, [fait] à un moment donné, [par] un gouvernement, ou parfois un comité, une association [qui] va militer pour que tel personnage ait sa statue”. La remise en cause de ces statues n’est pas une remise en cause de l’histoire  : “l’histoire ne s’écrit pas dans les statues, elle s’écrit dans l’école dans les questions d’éducation que l’on donne. Quand on passe devant une statue, la statue ne nous dit rien. On voit un bonhomme.” Pour Françoise Vergès, au-delà de cette erreur de jugement sur la nature même des statues, cette controverse met en valeur un “manque de connaissances” au sein même de la communauté historienne : “Quand j’ai expliqué cette histoire de Colbert, j’étais en face d’historien qui hurlait qu’il ne fallait pas bouger Colbert mais il ne savait même pas que Colbert était installé sous Napoléon. Donc il y a ignorance, mauvaise foi et malhonnêteté."

Édes lectures memorielles

de l'histoire

 

Ces contestations de statues sont justifiées à partir d’une lecture de l’histoire de la colonisation et de l’esclavage, notamment dans les Antilles. 

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En Martinique comme en France continentale, l’histoire de l’abolition de l’esclavage est longtemps restée identifiée à la figure de Victor Schoelcher. La mythologie du “schoelcherisme” a pris le relais du rôle historique Schoelcher. Les activistes martiniquais minore le rôle de Schoelcher dans l’abolition de l’esclavage en insistant sur le fait que cette abolition a permis de dédommager les propriétaires d’esclaves et non les esclaces eux-mêmes.

 

Silyane Larcher estime que cette question est “structurante” dans l’histoire des Antilles : “l’abolition de 1848 renouvela de manière durable les hiérarchies anciennes, sociales et raciales, nées du ventre de la plantation. La Martinique est d’ailleurs la seule île de la Caraïbe où le groupe des anciens planteurs propriétaires d’esclaves s’est maintenu tout à la fois comme groupe racial et comme minorité économique dominante, caractérisation contenue dans le terme béké, par des stratégies sociales sophistiquées (notamment matrimoniales) de capitalisation de la blanchité.”

 

Le deuxième élément qui structure les justifications des contestations des statues de Victor Schoelcher est la mise en valeur du rôle des esclaves révoltés dans l’abolition de l’esclavage. Silyane Larcher estime que le “marronisme forgé par les militants nationalistes des années 60 et 70” a succédé  au "schœlchérisme des aïeux". Une “contre-mythologie nationaliste (...) a construit le récit d’une libération des esclaves, déconnectée de sa dynamique sociale et juridique transatlantique pourtant décisive”.

 

Cette substitution mythologique s’est effectuée “au prix de bien des arrangements avec la vérité historique” notamment en fabriquant des héros locaux comme Cyril Bissette : “ s’il fut tour à tour ennemi des esclaves révoltés au Carbet en 1822, martyr colonial dans les années 1823-1827, puis abolitionniste sincère, fut après l’abolition de 1848 autant un adversaire explicite des événements du 22 mai qu’un allié fidèle des békés…”. Un personnage devenu mythe mis au service de la construction d’une “communauté sentimentale. D’après Silyane Larcher, en Martinique, ces contestations sont en partie les fruits d’un “nationalisme martiniquais aujourd’hui en ruine a pris les contours rabougris d’un narcissisme de drapeau et d’une fétichisation consensuelle du Nous à travers des slogans qui exaltent la « fierté d’être Martiniquais.e » à l’arrière des pare-brise et sur les t-shirts.” 

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Jacqueline Lalouette revient également sur cette évolution du récit historique de l’abolition de l’esclavage :  “Que ce soit Armand Nicolas, que ce soit Gilbert Pago, ce sont des gens qui ont estimé qu’il fallait mettre en lumière le rôle des esclaves et des révoltes des esclaves mais que Schoelcher avait sa part entière dans le processus d’abolition. Hors maintenant, on entend des gens qui nous expliquent que Schoelcher était un faux abolitionniste, qu’il s’est rallié à la thèse de l’abolition complète et immédiate tardivement alors qu’en 1840 et 1842 il montre très clairement qu’il est passé de ses idées primitives d’une abolition progressive à une abolition entière et immédiate.”

 

Mais l’historienne insiste surtout sur l’instrumentalisation politique de l’histoire par les activistes et les associations à l’origine de ces contestations: “Si je suis contre, c’est parce que les justificatifs ou les justifications que les membres donnent de leurs actions reposent sur une lecture de l’histoire qui me parait complètement malhonnête (...) Ce sont des gens qui ont un projet politique précis : l’indépendance et le versement d’indemnités”. Pour Jacqueline Lalouette, il est urgent de réfléchir aux “blessures de la mémoire” mais également et “sur les processus de victimisation qui sont activés de manière que je trouve totalement irresponsable.”

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Bertrand Tillier identifie également cette utilisation politique de l’histoire. Plus que les erreurs historiques, il préfère mettre en lumière le processus de sélection de cette lecture de l’histoire : “Il s’agit (...) d’une lecture rétrospective par réduction – j’emploie le terme sans jugement de valeur et sans volonté de polémique. L’idée des contestataires consiste à s’intéresser de manière exclusive à une part de l’action, de la carrière, des déclarations ou de l’œuvre de telle ou telle personnalité, pour la réduire et pour étayer la justification des demandes de retrait d’une statue de l’espace public. Il s’agit donc d’un jeu politique, militant, qui inscrit les statues dans une relecture très monosémique du passé et de l’histoire.

 

Bertrand Tillier explique ce processus à travers l’exemple de la figure de Jules Ferry : “qui n’est plus considérée comme l’un des pères fondateurs de la IIIe République, pour ses grandes lois scolaires. Mais il est pointé comme l’homme de la colonisation au Tonkin. Pour lui, dans ce genre de situation qui touchent à la “statuaire monumentale publique contestée”, il y a une nécessité de procéder à des “négociations mémorielles” pour décider du futur de ces statues. 

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Pour Rodolphe Solbiac, ceux qui attribuent ces contestations à des erreurs historiques ou à “un manque de connaissances ” des activistes ont utilisé un “registre pédagogique condescendant”. Ceux qui ont défendu l’action de Victor Schoelcher et dénoncé la destruction de ses statues “se situent d’abord dans la loyauté envers la culture officielle française face à l’exigence exprimée par ces actes d’une plus grande visibilité et d’une reconnaissance effective de la culture vernaculaire des Martiniquais d’ascendance africaine et de leur mémoire.” Selon lui, cette loyauté : “ne prend pas en considération la violence permanente que constitue l’hégémonie mémorielle coloniale dans l’espace public.”

" Une contre-mythologie nationaliste (...) a construit le récit d'une libération des esclaves, déconnectée de sa dynamique sociale et juridique transatlantique pourtant décisive"

 

Silyane Larcher, politiste, spécialiste en études coloniales et post coloniales

" L'espace public, c'est pas un livre d'histoire, c'est pas une salle de classe non plus. L'espace public, c'est ce qui subsiste d'un long champ de bataille dans lequel les groupes sociaux politiques les plus puissants ont réussi à mettre leurs traces"

 

Guillaume Mazeau, historien, spécialiste de la Révolution française 

ÉLe role de l'histoire et des historiens

 

Ces contestations ont également remis en cause le rôle de ceux qui font l’histoire, les historiens, ainsi que les façons de faire de l’histoire. La controverse sur le déboulonnage des statues traduit plus largement l’existence d’une controverse historiographique. L’historien Nicolas Offenstadt a établi une typologie des positions prises par les historiens sur cette controverse. Selon lui, les positions diffèrent en fonction de leur définition du périmètre de l’histoire de la mémoire.

 

Pour lui, une première tendance justifie le roman national et confond l’histoire avec la mémoire : “Ils [ces historiens] considèrent que les demandes de changements sont une atteinte, non pas à la mémoire publique, mais à l’histoire. Ils oublient que les demandes concernent la présentation de la mémoire dans l’espace public et non le récit historique”. Nicolas Offenstadt identifie cette position à la tribune de Mona Ozouf, Maurice Sartre, Michel Winock et Jean-Noël Jeanneney.

 

Une seconde tendance sépare l’histoire de la mémoire. L’enjeu est alors uniquement mémoriel et non historique. Il s’agit de réfléchir à des solutions mémorielles concernant la présence des figures coloniales ou esclavagistes dans l’espace public.

 

Enfin, une troisième tendance dite “instrumentale” essaie “de donner des instruments savants pour que les gens puissent se déterminer par rapport au passé. L’histoire comme outil d’élaboration d’une position mémorielle juste. Pour l’historien, ces trois pôles ne sont pas monolithiques, ils se superposent parfois, et c’est ce qui crée la dynamique de la controverse. 

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Pour Emmanuel Fureix, le positionnement des acteurs vis-à-vis de ces contestations dépend de leur définition de ces monuments : “Les historiens de la statuaire attaché aux statues en tant que patrimoine défendent davantage l’idée d’une conservation de ces artefacts. Les historiens et sociologues de la mémoire insistent sur les faibles effets - j’allais dire performatif - de ces destructions, effacement des monuments, les faibles effets sur la transformation réelle des rapports sociaux. Et puis, de manière parfois un peu caricaturale, les historiens ont été engagés dans l’arène des grands débats médiatiques en jugeant les grands hommes statufiés à l’aune des critères et des valeurs contemporaines, se laissant parfois piéger par ces débats.”

 

Pour l’historien, l’anachronisme peut exister lorsqu’on choisit de juger un homme du passé avec des critères du passé. Il ne s’agit pas de faire le “procès des grands hommes”. Il s’agit bien plutôt de se focaliser sur la statue elle-même, et d’estimer si l’on souhaite la voir présente dans l’espace public. 

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Pour l’historien Guillaume Mazeau, ces historiens qui voient dans ces contestations de statues un danger d’effacer l’histoire portent une “ancienne conception de l’histoire” où l’histoire est vue comme une “mission”. Elle met en valeur la “mission républicaine, liée au roman national” d’une histoire faite par les historiens, “instituteurs de la nation”, qui “mettent en ordre l’histoire et font la leçon à leurs contemporains”. Pour lui : “ces contestations ne sont anachroniques que pour ceux qui n’ont jamais regardé cette histoire en face. Il relève d’un déni assez classique en France du passé colonial”.

 

À l’opposé de cette conception de l’histoire, Guillaume Mazeau rappelle que : “l’histoire n’est pas linéaire. On ne vit pas dans les mêmes temporalités. Parfois des passés ressurgissent, le passé colonial ressurgit, au contraire ce n’est pas anachronique, c’est même très actuel. Il s’oppose à cette lecture des contestations en mettant en valeur la nature mémorielle de ces objets : “L’espace public, c’est pas un livre d’histoire, c’est pas une salle de classe non plus. L’espace public, c’est ce qui subsiste d’un long champ de bataille dans lequel les groupes sociaux politiques les plus puissants ont réussi à mettre leurs traces".

 

Pour l’historien : “Cet épisode sur les statues c’est une bonne nouvelle pour nous, une bonne nouvelle pour faire de l’histoire ensemble, pour s’apercevoir de ce passé colonial encore caché.” Selon lui, “l’histoire est une pratique partagée pour tout le monde. Dire que tout le monde fabrique de l’histoire et les peuples essaient de revendiquer aussi une place au sein de l’histoire commune en revendiquant, en essayant de raconter leur histoire qui est souvent minorée, effacée, cachée.  Et c’est justement une partie des récits qui se sont imposés et que leur nient cette capacité-là.”

 

Ce débat autour des statues remet en cause la place et la pratique des historiens face à “cette histoire qui ne se dit pas scientifique”. Selon lui, même si les contestations sont justifiées à partir d’approximations historiques ou de lectures mythologiques de l’histoire, elles sont la preuve d’un besoin d’histoire qu’il faut saluer et prendre en compte pour “faire de l’histoire ensemble”.

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