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QUI DECIDE ?

LA COMMUNE: l'éechelon de decision

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“Depuis 1982 et les premières lois de décentralisation, ce sont les collectivités qui ont la main” déclare Richard Vassakos, historien, chercheur associé au laboratoire CRISES EA 4424 à  l’université Montpellier-III. Les conseils départementaux partagent avec les conseils municipaux le pouvoir d'aménager l’espace public de leur circonscription. Chaque décision, y compris la toponymie (noms de rues, de places, d’avenue etc.) et l’érection ou la destitution de statues, fait l’objet d’un vote du conseil compétent.

 

Karen Taïeb revient sur ce processus décisionnel en évoquant l’érection future d’une statue de la mulâtresse “Solitude” dans un  jardin du XVIIe arrondissement de Paris : “le processus décisionnel émane d’une volonté de la Maire de Paris [...] Pour que cela se concrétise, il faut que ça passe en Conseil de Paris. Ensuite ce sont les services compétents de la ville qui mènent à bien la création de cette statue.” Chacun son rôle. Le conseil décide. Les services associés exécutent. Dans le cas d’une statue, le service des affaires culturelles se charge de la partie artistique. Le service chargé du patrimoine prend le relais après l’inauguration : “Une fois que la statue est implantée dans la ville, cela me revient en tant qu'adjointe au patrimoine pour ce qui est de l’entretien”.

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Pour Richard Vassakos, ces décisions “procèdent d’un choix démocratique”. Elles ne sont pas immuables et méritent d’être débattues : “ce que la démocratie a fait, la démocratie peut le défaire. (...) Une discussion, au sein d’un conseil municipal, sur la pertinence du maintien d’un tel ou tel hommage est tout à fait pertinente”. Pour cette raison, la position tenue par le président de la République Emmanuel Macron relève d’une “opposition martiale (...) concrètement difficilement tenable”, dans la mesure où nous pourrions imaginer “une vague de conseillers municipaux qui changent les choses”.

 

La sociologue de la mémoire Sarah Gensburger argumente également dans ce sens. Elle rappelle que le discours présidentiel n’est pas compétent pour trancher ces questions : “Le président de la République n’a aucune voix au chapitre. (...) C’est du ressort des communes. (...) comme n’importe quelle décision d'aménagement de l’espace public.”. Chaque modification fait l’objet d’un dossier instruit par les services administratifs compétents, sanctionné par le vote du conseil municipal. 
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Au premier plan de la concréetisation des politiques méemorielles

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Dans la mesure où les conseils municipaux décident de ce qui est exposé ou dissimulé dans l’espace public, c’est également à l’échelon local que concrétise le traitement de la mémoire dans cet espace, notamment pour la mémoire de l’esclavage. Pour Yoann Lopez, il est important de ne pas “désarticuler la politique mémorielle de Bordeaux sur l’esclavage de la position nationale”.

 

Cette question a pris de l’ampleur au niveau local parce que des “éléments nationaux ont favorisé le débat à Bordeaux”. Le sociologue évoque notamment la loi Taubira en 2001, ou la décision prise par Jacques Chirac en 2006, qui fait du 10 mai une journée nationale de commémoration de la traite, de l’esclavage et de leurs abolitions. Le positionnement de l’État rendait nécessaire de se pencher sérieusement sur la question à l’échelle locale. 

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Le sociologue revient alors sur les différentes étapes de la construction de la politique mémorielle bordelaise à propos de la traite et de l’esclavage. Il identifie trois étapes distinctes : “Ça a commencé en 2005. Hugues Martin était aux commandes (...) Un buste de Toussaint Louverture a été offert par Haïti à la municipalité de Bordeaux. Ça a été l’un des allumages de cette politique.” Par la suite, le maire de Bordeaux, Alain Juppé, a décidé de mettre en place une “commission-mémoire” sur ces questions.

 

Ces travaux ont fait ressortir deux points. D’une part, “la nécessité d’un espace de mémoire, de recueillement dans Bordeaux. Ce qui a donné, en 2006, la pose d’une plaque de bronze sur les quais (...) qui rappelle que Bordeaux a participé à la traite négrière et qu’il faut rendre hommage aux esclaves déportés dans les Amériques.” D’autre part, “l’ouverture de quatre salles au musée d’Aquitaine, en 2009, (...) qui traitent du Bordeaux négrier au XVIIIe et XIXe siècle et de la place de Bordeaux dans la traite.”

 

Après une pause dans la première moitié des années 2010, Yoann Lopez identifie une troisième étape avec la formation d’une seconde “commission-mémoire” sur l’histoire de la traite et de l’esclavage en 2016, auquel il appartient. À cette occasion, une enquête en ligne a été lancée sur ces questions mémorielles : “Nous avons reçu 1100 réponses via le questionnaire et nous avons auditionné une quarantaine de personnes, que ce soit des personnes qualifiées, des élus, des personnes de la société dite civile, classique.”

 

Ces travaux mémoriels, menés en interaction avec des publics spécialistes et profanes, ont constitué le cadre du rapport qui a été rendu à Alain Juppé en 2018. La dizaine de solutions proposées ont ensuite été appliquées dans le “plan d'action-mémoire” qui s’est clôturé au mois de juin 2020 avec les élections municipales. Parallèlement au processus décisionnel classique de modification de l'aménagement de l’espace public, chaque ville possède sa propre histoire de reconnaissance et de concrétisation des politiques mémorielles à propos de l’esclavage et de la colonisation. Les grandes lignes sont tracées à l’échelle nationale, mais la réalisation effective est le aboutissement d’un processus qui mêle initiatives locales et institutionnelles. 

Éemouvoir et transmettre  

 

Ces processus décisionnels mettent en jeu des façons d’envisager le traitement de la mémoire dans l’espace public.

 

D’une part, c’est le conseil municipal qui décide quelles mémoires sont dignes de recevoir un hommage public. Pour Bertrand Tillier, “l’espace public peut être totalement un lieu d’effacement mais peut être aussi le lieu d’une articulation” de mémoires parfois contradictoires. Le conseil municipal décide également de la forme que vont prendre ces hommages, en fonction que l’on souhaite en faire un lieu d’émotion ou bien un lieu pédagogique.

 

Yoann Lopez explique que l’objectif de la ville de Bordeaux était “d’utiliser le plus justement l’espace public”. Le parcours mémoriel a donc été pensé à partir de la topographie particulière de la ville. Il s’agissait de réunir la rive gauche et la rive droite autour de la thématique de la traite et de l’esclavage. Ce parcours a été pensé à partir des sites existants mais également autour de la création de nouveaux sites. Les sites patrimoniaux ont été qualifiés sous trois formes : “ Il y a les sites historiques”.

 

Le sociologue évoque notamment une maison où l’un des fils de Toussaint-Louverture a vécu. “Les sites culturels” comme les quatre salles du musée d’Aquitaine. Et “les sites mémoriels” comme les plaques où la statue de Modeste Testas qui sont décrits par Yoann Lopez comme “des sites de recueillement”. Ces différents sites visent à remplir ce que Yoann Lopez décrit comme les cinq fonctions d’une politique mémorielle.

 

D’abord une fonction politique, l’État ou la municipalité doit pouvoir montrer qu’elle est capable de mener une politique mémorielle sur ces questions. Une fonction culturelle ensuite, il faut prendre en compte la dimension artistique qui permet de soutenir le récit historique. Une fonction symbolique pure, que la ville fasse son mea culpa, qu’elle reconnaisse le passé esclavagiste de la ville de Bordeaux. Une fonction historique, la commune doit être en capacité de rétablir la vérité des faits. Et enfin une fonction de cohésion sociale, la politique mémorielle doit être en capacité de “saisir l’ensemble des bordelais”.

LA méemoire dans l'espace public.

Des choix politiques 

 

Pour Richard Vassakos, si les décisions relatives à l'aménagement de l’espace public, la toponymie urbaine et la statuaire publique sont discutées et votées au sein d’un conseil municipal élu démocratiquement, elles sont surtout le reflet de choix politiques : “les conseils municipaux, régionaux, départementaux se positionnent en fonction de leurs valeurs et de leurs comportements politiques et électoraux”.

 

Selon lui, il est donc légitime que les citoyens puissent interpeller “un président de département qui baptise les collèges, un maire qui baptise les rues ou qui crée des statues”. Ces questions mémorielles doivent faire l’objet d’un débat : “les mouvements associatifs, les partis politiques, les citoyens ont un rôle à jouer dans ces processus et des questions à poser à leurs représentants”.

 

Si ce sont les représentants qui tranchent, ils “prennent une décision (...) en étant conscients qu’ils auront à rendre des comptes lors de l’élection suivante”. Pour que ces processus décisionnels deviennent véritablement démocratiques, chacun doit pouvoir se sentir libre de revendiquer quelles figures il souhaiterait voir apparaître dans l’espace public. 

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Un terrain inéegalitaire 

 

Françoise Vergès mène une analyse similaire lorsqu’elle affirme que l’espace public n’est ni “un terrain neutre, ni un terrain d’égalité entre hommes et femmes déjà, entre hommes et femmes blancs et personnes racisées”. Les inégalités sont criantes et elles indiquent bien que le choix d’ériger telle figure plutôt qu’une autre est un choix politique : “À un moment donné, un gouvernement, ou parfois un comité, une association va militer pour que tel personnage ait sa statue. Certaines n’aboutissent pas, d’autres aboutissent. Ce sont des choix, cela n’a rien d’une décision démocratique (...) Ce sont des choix politiques à des moments donnés. Ce qui veut dire qu’à d’autres moments donnés, on peut revenir sur ces choix”.

 

Ces débats ne doivent pas être  confisqués par ceux qui décident “là-haut”. Par ailleurs, François Vergès insiste sur le fait que ces statues ont participé à la fabrication, à une époque, de l’adhésion au colonialisme. Pour elle, l’effacement de l’espace public de certaines mémoires dépasse le cas de la colonisation et de l’esclavage. Elle concerne également la représentation des classes populaires ou simplement la représentation des femmes : “À Paris, ce n’est pas simplement l’effacement des traces, c’est la célébration de l’histoire coloniale, l’effacement des luttes populaires. Il n’y a rien qui rappelle les luttes populaires à Paris, l’histoire des femmes, pratiquement rien”

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Un espace public colonial 

 

Pour Rodolphe Solbiac, cette inégalité de représentation dans l’espace public est bien plus profonde que cela : “Le paysage existe dans une relation subjective avec ceux qui habitent le lieu, (...) les paysages urbains de Martinique disent que les habitants de ce lieu sont des européens et que la Martinique est une colonie.”

 

Le chercheur décrit la Martinique comme un espace encore colonisé : “Ils disent que la majorité de la population d’ascendance africaine n’existe pas, n’a pas le pouvoir d’agir sur le lieu, ou qu’elle est encore esclave.” Cette mémoire des populations “d’ascendance africaine” est presque “invisibilisée”, seulement “représentée par des monuments installés à la marge, qui de plus réduisent l’ancestralité africaine à l’esclavage.”

 

Cette analyse vaut particulièrement pour la Martinique et les anciennes colonies françaises. Mais de manière générale, “le monument à la gloire du passé colonial exerce sa fonction dans un ensemble de dispositifs et de pratiques qui contribuent à la marginalisation de la culture vernaculaire dans le lieu, empêche la participation de la population et accentue la marginalisation instituée.”

 

Un espace public encore colonial qui continuent d’oppresser et de marginaliser les populations dominées. Pour cette raison, les politiques mémorielles menées jusqu’à aujourd’hui sont insuffisantes et perpétuent une vision coloniale : “Je trouve que la politique mémorielle, menée depuis 1998 par les fondations successives auxquelles la mémoire de ces Français des anciennes colonies a été confiée se caractérise par deux effets pervers. La poursuite de la politique d’amnésie menée depuis l’abolition et la réduction de l’africanité à l’esclavagisation par la France. Ces deux fondations m’apparaissent comme des instruments de maintien de la domination qui n’ont pas suffisamment œuvré de manière tangible contre l’amnésie organisée. Cela tient à leur focalisation sur l’esclavage. Il faudrait une fondation pour la mémoire des citoyens français des anciennes colonies.”

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