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Différend historiographique

Mouvement iconoclaste

Que font ces statues ?

ÉDepatrimonialisation et decommemmoration ?

Ces contestations des statues représentants des figures liées à l’esclavage et la colonisation interrogent la question des processus de constitution et de révocation de ce qui fait patrimoine. 

Pour Julie Deschepper, ces contestations font partie d’un processus de “dépatrimonialisation”. Si la “patrimonialisation” définit le processus par lequel des “objets, matériels ou immatériels (...) obtiennent le statut de patrimoine” et désigne l’ensemble des évènements, impliquant des acteurs pluriels, qui transforment la chose, quelle qu’elle soit, en patrimoine, la “dépatrimonialisation” désigne le processus inverse. Dans ce cas précis, la destruction totale des statues est la forme de “dépatrimonialisation” la plus radicale et la plus aboutie. En lui refusant son caractère patrimonial, les militants lui refusent son caractère mémoriel et artistique. Ces actions contestataires remettent en cause les “évidences” du patrimoine et du “poids de la mémoire sur le présent”.

 

En ce sens, ces actions sont caractérisées comme des “résistances”, assimilées à des “usages contestataires du patrimoine par ceux qui sont “exclu(e)s des processus de patrimonialisation” et qui demandent justice. Les activistes, quant à eux, représentent un discours “dissonant” et opposé au “discours patrimonial autorisé”, c’est à dire de  “discours dominants" portés sur le patrimoine dans les sociétés modernes occidentales, discours qui reproduisent ceux des élites, qui transmettent une histoire consensuelle, souvent linéaire, basée sur des valeurs nationales, qui sont fondés sur une certaine vision de l’esthétique et qui sont portés par les « experts ». Dans le cas des statues de figures liées à l’esclavage et à la colonisation, cela consiste à remettre en cause cette idée du patrimoine qui a perduré jusque dans les années 1970, un patrimoine “matériel et bâti, monumental, architectural, rare et précieux”

La sociologue de la mémoire Sarah Gensburger met en valeur la dimension mémorielle de ces monuments. Mais elle insiste surtout sur le sens des contestations qui, à ses yeux, ne sont pas seulement des manifestations d’une volonté d’effacer une mémoire glorifiée dans l’espace public. Ces contestations correspondent à une commémoration inversée : “Ces contestations des statues sont des formes de décommémoration (...) des retraits de l’espace public de rappels du passé”. En préférant le terme de décommémoration” à celui de “déboulonnage”, la sociologue change le regard que l’on porte sur ces manifestations en les mettant au même niveau qu’une commémoration officielle : “On cesse de voir ces pratiques comme des pratiques déviantes (...) on peut les inclure dans une forme de débat public autour de ce qui doit être commémorer dans l’espace public ou pas”.

 

Pour elle, envisager ces contestations comme des formes de “décommémoration”, permet de sortir de l’interrogation morale “Faut-il déboulonner les statues ?” et de basculer sur un autre registre qui consiste à discuter les modalités de retrait ou de conservation de ces objets patrimoniaux dans l’espace public. Sarah Gensburger préfère par ailleurs accentuer sur les points communs entre les défenseurs de ces statues contestées et leur pourfendeur plutôt que sur leurs différences, tous deux croient à l’idée d’un "recours à la mémoire comme langage commun du politique”. Pour elle, cette forme d’activisme “reste prisonnier de ces politiques publiques de mémoires, passées comme actuelles, contre lesquelles il entend pourtant lutter”.

" Quand les révolutionnaires français disent : "Nous sommes pour l'universel des droits" (...) ils sont dans un monde où, en Europe, il n'y a que des monarchies absolues. (...) Ils prônent la liberté dans un monde qui est totalement organisé autour de l'absence de liberté et d'égalité. "

 

François Vergès, politologue, militante féministe décoloniale

ÉL'universalisme en question

Guillaume Mazeau et Mathilde Larrère abordent également cette question de la remise en cause du patrimoine statuaire mais en interrogeant les raisons pour lesquelles ce patrimoine est devenu aujourd’hui intouchable et suscite des réactions disproportionnées dès qu’il est mis en question par ceux qui ne retrouvent pas dans ces représentations : “Comment (...) expliquer l’attachement à ces signes d’un passé qui n’est ni tout-à-fait du passé, ni du patrimoine pour tout le monde ?” Les deux historiens envisagent ces réactions comme des formes “émotions patrimoniales” en reprenant le concept forgé par l’anthropologue Daniel Fabre.

 

Selon eux, ce rejet des contestations témoignent de “l’hypersensibilité de nos contemporains envers toutes formes de traces du passé”. Mais pas seulement. Il s’inscrit également dans la “recharge actuelle de discours identitaires et du roman national, sacralisant les grandes figures de la nation – et dénonçant la culture de la « repentance » coloniale". Derrière ces contestations apparaissent donc à la fois la question de l’héritage de la colonisation et de l’esclavage, mais également celle de la place des “grands hommes”, symboles des valeurs nationales et de l’universalisme français

Pour Françoise Vergès, depuis le XVIIIe siècle, l’universalisme français tient une place importante dans la “pénétration dans la vie française du racisme” : Quand, les Révolutionnaires français disent nous sommes pour l’universel des droits, la déclaration universelle des droits, mais ils sont dans un monde où en Europe il n'y a que des monarchies absolues. Donc, ils prônent la liberté dans un monde qui est totalement organisé autour de l’absence de liberté et d’égalité.  La France était lancée dans l’esclavage et dans la colonisation, inévitablement elle sépare l’humanité en deux. Ici les vies civilisées, qui comptent. Ici, les vies qui ne sont pas civilisées et dont on peut disposer ; des vies tuables qui sont des corps tuables.” De ce point de vue, la politologue considère que ”l’universalisme” est un “particularisme”. Le discours qui met en avant le fait qu’il n’existe qu’une race, la race humaine se trompe : “ce n’est pas ce que nous voyons tous les jours dans la vie. Le racisme est là. La race n’existe pas mais le racisme oui.” 

Pour Bertrand Tillier, derrière ces contestations se cache un échec de l'assimilation républicaine. Pour lui, l’universalisme n’est pas responsable du racisme en tant que tel mais son insuffisance à se traduire dans les faits a participé à construire des particularismes. Il observe que l’identité républicaine est devenue insuffisante pour l’individu qui souhaite une reconnaissance toujours plus importante de ses particularités :"La République est de moins en moins une et indivisible (...) et toutes sortes d’individus ne se satisfont plus, disons, d’une assimilation républicaine et aspirent à ce que leur identité propre, leur histoire, leur passé, leurs racines, leurs malheurs (etc.) soient reconnus et reconnaissables dans leur singularité à l’intérieur de la république. Donc ça ne peut construire que des particularismes, en quelque sorte, avec lesquels la République doit composer. Ça construit des phénomènes d’oppositions de mémoires.”

 

Ces contestations s’inscrivent donc dans un mouvement général d’oppositions mémorielles. Jacqueline Lalouette accentue cette position en considérant que ces oppositions mémorielles, en utilisant des moyens violents et en détruisant ces statues, risquent de mener à une “guerre des statues” ceux qui vandalisent seront vandalisés : “Si on se met à vandaliser des statues d’un certain genre, les autres, par mesures de représailles vont vandaliser d’autres statues.” Elle évoque par exemple les dégradations d’une statue du “nègre marron” à Saint-Anne ou les dégradations d’une statue d’un roi africain dans la ville de Barentin aussi nommée “ville aux 100 statues” : “Elle a été vandalisée récemment, totalement peinte en blanc là aussi je crois, avec une inscription du genre « Les nègres dehors ». Donc vous voyez, c’est ça que je redoute aussi, qu’une guerre de statues aboutisse à des vandalismes réciproques et je trouve ça lamentable.”

ÉUn patrimoine a notre image ?

Pour François Vergès, ces contestations interrogent l’idée même que l’on se fait de l’espace public : “la question, ce n’est pas seulement les statues mais comment décoloniser la ville.” C’est un problème bien plus large que le retrait de ces statues, il s’agit de rendre l’espace public habitable pour tous. Aux yeux de François Vergès, Paris est emblématique de ce racisme : “A Paris, ce n’est pas simplement l’effacement des traces, c’est la célébration de l’histoire coloniale, l’effacement des luttes populaires. Il n’y a rien qui rappelle les luttes populaires à Paris, l’histoire des femmes, pratiquement rien. (...) C’est une ville chère, qui n’est pas hospitalière aux noirs, aux arabes, qui n’est pas hospitalière aux gays, aux femmes. Toutes les femmes savent qu’elles ne vont pas marcher seules dans les rues à 3h du matin. (...) C’est une ville très dure”. Selon elle, pour rendre Paris habitable, il faut déplacer les statues qui glorifient la colonisation et l’esclavage mais il faut également réfléchir à la féminisation de la statuaire public, à essayer de tendre vers un espace public le moins violent possible. 

Guillaume Mazeau et Mathilde Larrère argumentent également dans ce sens lorsqu’ils abordent la question des inégalités de représentation au sein de la statuaire publique française : “la « statuomanie » républicaine, a dessiné un panthéon de bronze excessivement masculin et blanc, valorisant les figures de l’ordre et du consensus – excluant de ce fait les minorités politiques, sociales, sexuelles et racialisées de l’honneur public. À peine 7% des statues de nos rues représentent des femmes. On se focalise sur eux comme des points d’origine, mais ces gestes de déboulonnage surviennent souvent au terme d’années et d’années de discussions achoppées, voire refusées, à propos de la juste représentation des minorités dans l’espace public démocratique.”

Pour Emmanuel Fureix, repenser notre rapport à l’espace public doit passer par une mise en question du régime qui l’a constitué : la figure du “grand homme”. L’historien revient sur l’origine de notre parc statuaire : “De fait, le parc statuaire qui est celui de nos villes contemporaines, en réalité est celui de la fin du XIXe et du début du XXe c'est-à-dire l’âge d’or de la statuomanie.”

 

Selon lui, déjà à l’époque, ce régime du “grand homme” posait problème : “Le terme péjoratif montre qu’à l'époque même de son triomphe il a aussi suscité des critiques, par l’effet d’inflation, il y avait trop de grands hommes, on parlait de grands hommes, de chef lieu de Canton etc.”. Emmanuel Fureix souligne l'anachronisme de cet espace public qui ne dit plus rien aux individus qui le traversent : “Ce système de gloire nous est devenu largement étranger, c’est le grand homme, vecteur du progrès, du génie national, incluant dans son sillage les conquêtes coloniales”.

 

Pour lui, tout l’enjeu de la controverse est de parvenir à “réfléchir ensemble à un nouveau régime du grand homme au XXIe siècle”. Un régime qu’il juge “plus modeste, qui inclut l’idée d’un droit à la ville qui est celui d’un droit de représentation visuelle des différentes catégories sociales, qui n’implique pas l’idée d’un miroir entre la population et les statues mais en tout cas l’idée d’une capacité à se projeter dans le présent et pas seulement dans un passé aujourd’hui enseveli.”

 

Cette actualisation de l’espace public, cette réévaluation de notre patrimoine doit passer par une diversification des figures incarnées à travers ces monuments de pierre, de bronze ou de marbre : “Ce qui implique la présence des femmes, la présence des classes populaires, dans ces images de grands hommes.” Mais cela doit également passer par une diversification des supports, des techniques artistiques de représentations : “Il faudrait bien sûr élargir cette question bien au-delà de la statuaire en incluant les fresques, et le street-art”.

" Ce système de gloire nous est devenu largement étranger, c'est le grand homme, vecteur du progrès, génie national, incluant dans son sillage les conquêtes coloniales (...) Nous devons réfléchir ensemble à un nouveau régime du grand homme au XXIe siècle"

 

Emmanuel Fureix, historien, professeur d'histoire contemporaine à l'Université Paris-Est Créteil

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