top of page

que font ces statues ?

Continuité coloniale

ÉL’iconoclasme d’aujourd’hui 

 

Le 22 mai 2020, date du déboulonnage de deux statues de Victor Schœlcher en Martinique, marque le début d’une séquence iconoclaste. De nombreuses statues représentant des figures liées à l’esclavage et à la colonisation sont prises pour cibles par des activistes dans le monde entier.

 

L’historien Emmanuel Fureix définit l’iconoclasme comme “l’altération intentionnelle d’une image ou d’un signe visuel”. Cette catégorie regroupe aussi bien les statues, que les noms de rues, de places, ou d’établissements scolaires.

 

La destruction d’images est un processus ancien. Depuis la Révolution, et tout au long du XIXe siècle, la France a été confrontée à plusieurs vagues iconoclastes. Dans L’oeil blessé : politiques de l'iconoclasme après la Révolution française, Emmanuel Fureix dessine “une grammaire générale de l’iconoclasme politique”, déclinée selon trois régimes différents mais complémentaires : “le régime de souveraineté”, le régime de réparation” et le “régime d’effraction”. 

 

Selon lui, la différence entre l’iconoclasme révolutionnaire, dont les modalités perdurent au XIXe siècle, et l’iconoclasme contemporain tient à la temporalité révolutionnaire : “aux liens qui existent entre les iconoclasmes et les transferts de souveraineté. Les abattages de bustes, de statues, d’images de souverain précèdent parfois les transferts de souveraineté réels, à la fois à l’échelle du village et à l’échelle nationale”. Cette dimension est jugée absente de la séquence iconoclaste contemporaine.

 

Les deux autres régimes de “l’iconoclasme politique” observés au XIXe siècle sont bien présents : “Le régime d’effraction et puis le régime de réparation se retrouvent pleinement aujourd’hui. Le régime de réparation c’est l’idée de considérer que les noirs blessés par un signe ou par un monument doivent être réparés par l’effacement de ce signe ou de ce monument. Le régime d’effraction c’est l’idée que l’attaque d’une statue, cela peut être aussi une image dans l’espace public, constitue une des modalités de prise de parole possible.”

 

Pour Emmanuel Fureix, les graffitis ou encore la pose d’un voile sur la statue de Gallieni témoignent de ce double régime. Cette pratique spécifique est décrite à travers le terme “d’iconoclash” : “beaucoup de gestes, de bricolages, sont situés entre destruction et conservation (...) des modalités que l’on trouve pour éviter de détruire purement et simplement une statue tout en portant l’attention sur la blessure que ce monument inflige, en le déplaçant dans un lieu clos, éventuellement un musée, en le graffitiant, en posant un voile.”

" C'est un mode d'action [le déboulonnage] qui, en l'occurrence, pour les mouvements mobilisés autour de la question de la décolonisation et de l'antiracisme, se redécouvre ou qui parait se redécouvrir en permanence"

​

Bertrand Tillier, historien de l'art, professeur d'histoire contemporaine à l'Université Paris 1 Panthéon Sorbonne

ÉVANDALISME ET CONTESTATIONS

​

Jacqueline Lalouette évoque également la diversité des formes de contestations et des modes de dégradation des statues. Mais l’historienne caractérise les “divers degrés d’intervention” des activistes en fonction des dégâts causés sur l'œuvre d’art : “ de la simple contestation verbale ou écrite à la destruction matérielle complète, en passant par un “vandalisme doux” (les yeux bandés), un vandalisme partiel, pouvant cependant causer des dégâts, notamment dus à l’emploi de la peinture sur le bronze, et le retrait.”

 

Jacqueline Lalouette distingue deux modes de retrait : “celui-ci peut-être effectué brutalement par une foule en colère, comme à Bristol, ce qui risque de provoquer des dégâts plus ou moins importants sur l'œuvre, notamment s’il s’agit d’une statue de marbre ou de pierre. Dans d’autres cas, le retrait est opéré sur ordre des pouvoirs publics, soit après l’envoi de menace par les contestataires, soit avant tout chantage dans un souci de préservation du patrimoine”.

 

La notion “d’attentat chromatique” regroupe la majorité des formes de dégradations, notamment par la peinture et les graffitis. La peinture rouge est “récurrente” et évoque la “cruauté des esclavagistes et des colonisateurs”. D’autres couleurs sont parfois employées. L’utilisation conjointe des couleurs rouge/vert/noir renvoie aux couleurs du drapeau nationaliste martiniquais. Seul le blanc est “plutôt utilisée par les Whites Lives Matter, en réaction aux revendications de Black Lives Matter."

 

Si Jacqueline Lalouette utilise les termes de “vandalisme doux” ou de “vandalisme partiel” pour caractériser les modes d’actions des activistes, la notion de vandalisme ne fait pas consensus au sein de la communauté des historiens. Guillaume Mazeau et Mathilde Larrère récusent l’emploi du terme “vandalisme” : “Depuis qu’en 1794, l’abbé Grégoire a employé le mot de “vandalisme”, le terme s’est imposé pour réduire toutes les atteintes aux signes à la soif destructrice des foules insurgées. Le mot fait aujourd’hui encore écran au geste : il en efface le sens politique et en conteste toute forme de légitimité.”

​

Bertrand Tillier souligne également l’étendue du répertoire de gestes contestataires : “du tag par aspersion ou par graphie jusqu’au déboulonnage illégal, en passant par des altérations partielles ou des retraits négociés avec les pouvoirs publics.” Il insiste sur le fait que “les actions les plus spectaculaires sont celles où les statues sont déboulonnées”. Pour l’historien, cette chute de leur piédestal est plus un “dé-soclage” qu’un “dé-boulonnage”. Les statues sont sorties de leurs socles. Elles chutent “physiquement et symboliquement” avant de se briser sur le sol.

 

Pour Bertrand Tillier, l’une des spécificités de ce mouvement iconoclaste est d’afficher une forme d’indifférence à la longue histoire du vandalisme et de l’iconoclastie : “c’est un mode d’action [le déboulonnage] qui, en l’occurrence, pour les mouvements mobilisés autour de la décolonisation et de l’antiracisme, se redécouvre ou qui paraît se redécouvrir en permanence (...) Comme si les mouvements, les collectifs dont nous parlons ne cherchaient pas à s’inscrire dans une histoire longue de cette pratique comme moyen de revendication acculturé (...) on n’y perçoit pas la volonté de s’inscrire dans une historicité qui constituerait une tradition de contestation”.

 

Enfin, pour Bertrand Tillier, le mouvement iconoclaste contemporain a pour spécificité d’être rentré dans le champ démocratique :  

 

“Jusqu’alors, les statues étaient contestées dans des temporalités de transition démocratique, de renégociation du pouvoir ou de révolution. Désormais, la contestation des statues appartient au champ de la vie démocratique. C’est un phénomène assez nouveau où, au cœur de la stabilité démocratique, la contestation parfois radicale – et relevant d’une tradition de la culture « révolutionnaire » – des statues deviennent un mode de l’expression citoyenne, une sorte de tribune publique.”

ÉL’iconoclasme d’aujourd’hui 

 

De nombreux acteurs considèrent que la dimension transnationale est une des spécificités du mouvement. De “Rhodes must fall” en Afrique du sud à Black Lives Matter aux Etats-Unis en passant par le mouvement Rouge, Vert, Noir en Martinique, Bertrand Tillier observent des : “mouvements qui se connectent l’un l’autre, qui se rechargent réciproquement et fonctionnent ensuite par des phénomènes de relais.”

 

Il insiste également sur leur antériorité par rapport à la séquence iconoclaste : “Le mouvement Black Lives Matter apparaît [en 2013] avec des types d’action multiples, qui ne concernent pas que les statues, mais qui vont s’y cristalliser progressivement avec l’idée de l’injustice spatiale qu’on trouvait aussi dans « Rhodes Must Fall » en 2015.”.

 

Au-delà des relations entre les mouvements, Guillaume Mazeau insiste sur le fait que ces contestations apparaissent dans des espaces géographiques dont l’histoire a été marquée par l’esclavage et la colonisation : “Ce qui se révèle ici c’est la géographie des anciens Empires coloniaux occidentaux. Ce n’est pas totalement une surprise cette géographie, et forcément, elle est globalisée puisque ces empires étaient globalisés.”

 

Nicolas Offenstadt met également en valeur le “caractère synchrone international” du mouvement. Pour lui : “dans des pays avec des traditions politiques, culturelles, très variées, très originales avec des passés très différents. On a malgré tout une forme relativement commune qui est celle de considérer que la statue historique est un objet de débat immédiat et public et donc potentiellement un objet d’expression critique par rapport au présent.” De cette façon, ce mouvement incarne une forme de “mémoire transnationale”, qui caractérise un moment où “des questions historiques qui peuvent avoir été communes en leur temps deviennent des objets dune mémoire internationale avec une circulation des thèmes et des enjeux”

​

Pour Rodolphe Solbiac, ces contestations locales émergent dans un contexte international où la question de l’héritage esclavagiste et colonial fait l’objet de nouvelles actualités. Deux dates sont particulièrement importantes. Rodolphe Solbiac évoque le vote d’une résolution par le Parlement européen le 26 mars 2019 qui reconnaît “l’existence de l’afrophobie et [un] racisme structurel envers les personnes d’ascendance africaine dans les pays membres de l’Union européenne." Le 17 avril 2019, moins d’un mois plus tard, en France, la Cour de cassation “déboute le Mouvement International pour les Réparations (M.I.R) et le Conseil mondial de la Diaspora panafricaine (C.M.D.P.A) de leurs demandes réclamant réparation à l’État français pour crimes liés à l’esclavage.”

 

Pour l’historien, ces deux événements contradictoires ont favorisé les tensions sociales autour de ces questions, notamment en Martinique. Dans l’arrière-fond des contestations, Rodolphe Solbiac observe également “la montée de la revendication de réparations de l’empoisonnement aux Chlordécone" dans les bananeraies. 

​

    Pour autant, cette dimension transnationale ne doit pas masquer les dynamiques propres à chacun des territoires concernés par ces contestations. François Vergès pointe notamment le nombre relativement faible de déboulonnages en France par rapport aux États-Unis, à l’Angleterre ou à l'Amérique du sud. Mais elle évoque surtout une des spécificités du mouvement iconoclaste dans les Antilles : “ce qu’il y a de plus dans les Outre-mer c’est qu’il y a une mise en cause profonde du fait que l’abolition n’a pas eu lieu, n’est pas complète (...) la plantation n’est pas terminée comme disent les jeunes militants martiniquais, on n’est pas sorti de la plantation.”

 

Par ailleurs, elle estime que la question “se pose différemment dans le pays colonisateur et dans le pays colonisé.” Ce rapport de force n’a pas disparu : “ce qui est perçu dans les Outre-mer c’est le fait que le présent n’est pas tellement différent du passé.”. Pour la politologue, les contestations dans les Outre-mer mettent en lumière ce que la France continue de ne pas vouloir regarder en face : “’Il y a toujours des territoires colonisés dans la République Française. La France c’est une République, mais une République qui a des colonies (...) [où] le régime politique, économique, social, culturel reste très marqué par le colonial.”

bottom of page