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" L'histoire est polysémique, elle est très plurielle. Réduire un personnage à un moment de son action, de sa vie, est très problématique dès lors que l'issue est la destruction définitive de signes qui sont aussi des objets patrimoniaux "

 

Bertrand Tillier

Bertrand Tillier. Depuis 2015, “Rhodes must Fall” et Black Lives Matter sont, de mon point de vue, la partie la plus récente d’un phénomène qui m’intéresse dans une temporalité longue. Le livre que j’écris en ce moment commence avec la Révolution française, de manière très conventionnelle, comme un premier moment de statuophobie. Par ailleurs, et c’est important de le souligner, me semble-t-il, je m’intéresse uniquement aux statues publiques et aux réactions qu’elles suscitent sous la forme de sentiments statuophobiques. Évidemment, il y a les noms des lieux, les plaques des rues, la toponymie, d’autres types de monuments, qui peuvent être des monuments architecturés sans être des monuments figuratifs… Je sais que tout cela existe et peut également poser problème, mais je le prends comme un arrière-fond, car ce qui m’intéresse, c’est vraiment la statuophobie et même la statuoclastie.

 

Parce que les enjeux sont différents ? Est-ce le côté objet artistique, qu’il n’y a pas forcément avec une plaque de rue ?

 

La question artistique joue, évidemment, mais la question patrimoniale aussi, parce que ces statues sont aussi des objets patrimoniaux. Même si on entend très peu cette dimension évoquée dans les débats. Ce qui m’intéresse, d’un point de vue anthropologique, c’est le fait qu’une statue contestée soit le plus souvent une statue figurative et tridimensionnelle. Il s’agit donc de corps, de corps représentés, de corps installés dans l’espace public pour des raisons symboliques et auxquels porter atteinte a une signification politique.

 

Vous parliez justement de la dimension cathartique, il me semble, comme Emmanuel Fureix. Enlever un nom de rue n’est pas aussi cathartique que déboulonner une statue ? 

 

Exactement ! Sans doute parce qu’il y a ce rapport à la statue comme objet tridimensionnel et comme représentation, c’est-à-dire comme double d’un corps. C’est presque une expérience de l’altérité qui se joue là. Faire tomber une statue n’est pas la même chose que décrocher une plaque, débaptiser une rue ou un bâtiment, ou revenir sur ce qu’a été la vocation d’un lieu, à un moment ou un autre.

 

Elise : Je me permets de vous couper. Dans le cas de notre controverse, on s’intéresse aux statues liées à la colonisation et à l’esclavage. Nous avons remarqué que la plupart des statues étaient dégradées, mais pas toujours déboulonnées. 

 

C’est vrai. Il faut souligner un large répertoire de gestes : du tag par aspersion ou par graphie jusqu’au déboulonnage illégal, en passant par des altérations partielles ou des retraits négociés avec les pouvoirs publics. Mais, les actions les plus spectaculaires sont celles où les statues sont déboulonnées. Vous avez vu, par exemple, la statue d'Esnambuc ou celles de Schoelcher qui sont tombées pendant l’été 2020 aux Antilles. Pas du tout dans les mêmes conditions, sans doute, mais de manière tout aussi spectaculaire. Avec la statue de Joséphine de Beauharnais, ce sont des statues qui ont été dé-soclées et qu’on a, symboliquement et physiquement, fait chuter du haut de leur piédestal. 

 

On observe que les acteurs qui déboulonnent sont pour la plupart des groupes politiques, militants, anti-colonialistes, très engagés. L’expérience du déboulonnage des statues est-elle plus qu’un acte symbolique ? Pensez-vous que l’on puisse dire que faire tomber les statues est une pratique décoloniale ou bien un mode d’action symbolique commun ? 

 

En fait, c’est un mode d’action qui, en l’occurrence, pour les mouvements mobilisés autour de la décolonisation et de l’anti-racisme, se redécouvre ou qui paraît se redécouvrir en permanence. C’est comme s’il n’y avait pas d’histoire de cette action. Comme si les mouvements, les collectifs dont nous parlons ne cherchaient pas à s’inscrire dans une histoire longue de cette pratique comme moyen de revendication acculturé. C’est très flagrant, on voit par exemple ce qui s’est passé il y a quelques mois, juste avant et pendant l’été 2020, autour de la statue d’Esnambuc à Fort-de-France ou autour de celle de Joséphine de Beauharnais – qui avait été précédemment décapitée et qui, d’un seul coup, retrouve une valeur d’actualité par sa contestation : on n’y perçoit pas la volonté de s’inscrire dans une historicité qui constituerait une tradition de contestation. Et la manière dont ces collectifs s’inscrivent dans une pratique, c’est en revendiquant l’actualité de Black Lives Matter qui jouit d’une histoire très récente, très tournée vers les Etats-Unis. Ce n’est pas très surprenant, en cela que, par leur position géographique, les Antilles sont sans doute plus sensibles à toutes formes d’actualité américaine que la métropole. Mais cela vaut aussi en France métropolitaine et même en Belgique.

 

Le premier déboulonnage de l’année 2020 survient le 22 mai en Martinique, a priori sans aucun lien avec les manifestations qui ont eu lieu juste après l’assassinat de George Floyd. Voyez-vous une continuité avec Black Lives Matter ?

 

Oui, parce que Black Lives Matter n’apparaît pas avec George Floyd. (Elise : Bien sûr) Black Lives Matter apparaît avec Charlottesville, et même encore un peu avant (en 2013), parce que les événements de Charlottesville sont une réaction à des contre-revendications liées à Black Lives Matter. Donc le mouvement Black Lives Matter apparaît avec des types d’action multiples, qui ne concernent pas que les statues, mais qui vont s’y cristalliser progressivement avec l’idée de l’injustice spatiale qu’on trouvait aussi dans « Rhodes Must Fall » en 2015. Black Lives Matter et Rhodes Must Fall sont des mouvements qui se connectent l’un l’autre, qui se rechargent réciproquement et fonctionnent ensuite par des phénomènes de relais.

 

Selon ce qu’on a pu lire de vos textes – même si vous dites que vous ne vous reconnaissez pas souvent dans les interviews publiées pendant cette période – vous insistez sur la polysémie de l’histoire, sa complexité et l’impossibilité de réduire un personnage à un seul moment de sa vie. Dans ce cas, comment arbitrer et gérer ces conflits de mémoire qui entourent un seul personnage ? Vous évoquez Jules Ferry. On peut également penser à Schoelcher ou d’autres. 

 

Ce qui est intéressant dans ces phénomènes, c’est la manière dont ils cristallisent un moment du sens de manière univoque. Jules Ferry n’est plus considéré comme l’un des pères fondateurs de la IIIe République, pour ses grandes lois scolaires. Mais il est pointé comme l’homme de la colonisation au Tonkin. Le phénomène vaut aussi pour Paul Bert, par exemple, grande figure républicaine, gambettiste, qui subitement fait l’objet d’une relecture de sa statue, à Auxerre. S’y focalisent certaines de ces déclarations racialistes et son action d’acteur de l’expansion coloniale républicaine. Il s’agit donc d’une lecture rétrospective par réduction – j’emploie le terme sans jugement de valeur et sans volonté de polémique. L’idée des contestataires consiste à s’intéresser de manière exclusive à une part de l’action, de la carrière, des déclarations ou de l’œuvre de telle ou telle personnalité, pour la réduire et pour étayer la justification des demandes de retrait d’une statue de l’espace public. Il s’agit donc d’un jeu politique, militant, qui inscrit les statues dans une relecture très monosémique du passé et de l’histoire. C’est ce qui me paraît poser problème dès lors qu’on demande à ce que les statues soient retirées de l’espace public ou dès lors qu’elles le sont par des groupes de militants, si les pouvoirs publics n’ont pas donné de réponse à leurs ultimatums – c’est ce qui s’est passé aux Antilles avec la statue de Joséphine de Beauharnais, à l’été 2020. Que fait-on face à cette attitude ? Et surtout que fait-on des objets ? Ce sont ces questions qui m’intéressent. Et une autre encore, qui touche aux « vies sociales d’objets » telles que les anthropologues ont théorisé cette réalité : quelle est la possibilité donnée aux objets de s’en sortir autrement que par l’anéantissement ou l’invisibilisation ? Ce sont des sculptures, des œuvres d’art de sculpteurs parfois d’assez grand talent. Le plus souvent, ces sculpteurs passent pour les 15e couteaux de l’histoire de la sculpture, mais là n’est pas le problème. Car ce sont toujours des œuvres d’art et, pour la plupart, elles appartiennent à l’histoire de l’art du XIXe siècle. Des témoignages circulent d’artistes ayant produit en Irak des statues de Saddam Hussein ; ils reconnaissent qu’ils ont produit des statues qui, dans le cadre d’un régime tyrannique, ressortissaient à la propagande. Mais ils précisent toujours qu’ils ont aussi produit des œuvres d’art, parce qu’ils étaient des artistes. Je reviens à la statue de Joséphine de Beauharnais à Fort de France : elle est l’œuvre de Vital Dubray – un sculpteur romantique qui compte chez les historiens de la sculpture. Donc quand on détruit une statue, on détruit aussi une œuvre d’art qui, par ailleurs, est souvent un objet patrimonial classé et protégé par la règlementation des Monuments historiques. 

Que peut-on faire face à la complexité de ce genre de situation touchant à la statuaire monumentale publique contestée ? Si on essaie d’y réfléchir, différentes possibilités s’offrent à nous. La plus simple d’entre toutes est le maintien de la statue dans l’espace public, dans la configuration où elle y existe. C’est une sorte de position de principe au nom de la complexité de l’histoire, de sa polysémie… Mais cela ne règle rien. En effet, si on maintient la statue telle quelle, l’idée qu’elle blesse la sensibilité de certains citoyens ne se trouve pas prise en compte. On ne répond pas à cette demande de reconnaissance de la blessure. Or il y d’autres types d’actions possibles que le strict maintien ou que le retrait pur et simple de l’espace public, qui ont été éprouvés dans un certain nombre de pays dans des contextes différents, autour d’un patrimoine sculpté considéré comme encombrant. Il s’agit de négociations mémorielles, dont l’expérimentation a produit des résultats intéressants. Au lieu de proposer le démantèlement de la statue, des projets – notamment en Afrique du Sud, mais ils semblent au point mort – ont évoqué l’idée de maintenir les statues contestées dans l’espace public, et d’y adjoindre une plaque commémorative, un totem explicatif ou une figure d’appoint. Ce sont là des dispositifs de réparation qui peuvent aller jusqu’à édifier une statue de substitution – comme à Bristol, où un artiste a érigé, à l’insu des pouvoirs publics, la statue d’une militante noire de Black Lives Matter, sur le piédestal de la statue déboulonnée de Colston

La notion de patrimoine attachée à ces objets que sont les statues contestées invite à penser un lieu, qui pourrait être une sorte de musée dédié. Si on retire les statues de l'espace public, il ne saurait être question de les détruire, car elles sont des biens patrimoniaux et des biens communs porteurs d’une histoire qu’il faut transmettre. Si on les remise dans les réserves des musées où plus personne ne peut les y voir, on les rend invisibles et on se prive des leçons de cette complexité de l’histoire. Je suis donc d’avis, dès lors qu’on entre dans cette négociation qui conduit à retirer de l’espace public des statues, qu’on les installe dans des lieux qui ne soient pas des cimetières de statues, mais des lieux spécifiques. 

Différentes options ont déjà été expérimentées, en particulier dans les pays d’Europe de l’Est, à la suite de la chute du Mur. À Moscou, il y a le parc Muzeon, un grand jardin où on a déposé beaucoup de statues de Lénine, de Karl Marx, etc. C’est une possibilité qui a aussi été expérimentée en Hongrie et en Lituanie. A Sofia, en Bulgarie, c’est la formule retenue pour un jardin attenant au Musée d’art socialiste, où l’on a installé des statues socialistes retirées de l’espace public, même s’il en reste par ailleurs encore beaucoup dans tout le pays. Et puis il y a l’autre possibilité, qui a été instaurée à Berlin dans l’ancienne forteresse de Spandau : Zitadelle. C’est un lieu où ont été installées toutes les statues qui été considérées comme devant quitter l’espace public berlinois – celles de l’époque wilhelminienne, du nazisme et du communisme est-allemand. Cette initiative permet à la fois de neutraliser les statues dans l’espace public, là où elles font problème et où elles sont contestées, sans les détruire, de les conserver en les maintenant visibles et surtout de les installer dans des environnements où elles seront didactisées par des opérations de médiation en direction des publics. C’est-à-dire expliquer dans quel contexte elles ont été élevées, commandées, installées et contestées ; quelle était l’action des personnalités représentées ; pourquoi ces dernières ont successivement été honorées et critiquées. Zitadelle est une sorte de conservatoire et c’est peut-être la solution la plus intéressante.

 

Sur ces questions, l’enjeu pédagogique revient sans cesse. Certains historiens revendiquent une fonction instrumentale de l’histoire. Le rôle de l’historien ne serait pas de prescrire une solution, mais de donner les outils pour que les politiques parviennent à formuler la meilleure réponse possible. 

Mais au fond, la question n’est-elle pas de savoir si un lieu de mémoire est aussi un lieu de pédagogie ? Un lieu de mémoire est-il un lieu d’histoire ? Que doit faire le musée ? Retracer l’histoire de la statue, ses justifications successives par les pouvoirs en place ? Doit-il créer les conditions pour en faire un lieu d’émotions ? Les statues sont-elles des objets de savoir ou d’émotions ? 

 

Et si on enlève ces statues de l’espace public, que laisse-t-on à la place ?

 

Si on soustrait la statue de l’espace public, qu’est-ce qu’on enlève précisément ? La statue et seulement elle ? La statue et son piédestal ? Ou bien est-ce qu’on laisse le piédestal et on propose alors d’ériger sur le piédestal un contre-monument qui permette d’articuler un discours non seulement autour de ce qui fut honoré et de ce qui a été contesté, mais aussi autour de la contre-proposition monumentale qui a été faite. 

Prenons la statue de Colbert qui se trouve à Paris devant l’Assemblée nationale, et qui a fait l’objet d’une protestation importante. On a parlé de « Négrophobie d’Etat », et ces mots ont été tagués sur le piédestal à la peinture rouge-sang. Si on déboulonne la statue de Colbert, on peut y installer quelque chose d’autre, qui exprime une reconnaissance de la douleur de l’esclavage. C’est une possibilité. L’espace public peut être totalement un lieu d’effacement, mais il peut être aussi le lieu d’une articulation entre le monument qui a existé et l’histoire de sa contestation et une contre-proposition – un contre-monument qui fasse réparation, en quelque sorte, à ceux qui, pour des raisons légitimes, demandent à ce que justice leur soit rendue d’un point de vue mémoriel. 

Mais, j’insiste, la question du musée ne peut pas être évacuée d’un revers de main. On parle beaucoup, à la suite des travaux remarquables de Daniel Fabre, d’émotions patrimoniales. Il ne faut toutefois pas oublier qu’aujourd’hui, si on parle de la place que l’émotion peut et doit avoir au musée, c’est parce que l’opinion publique, les publics qui vont au musée, attendent que cette institution leur permettent d’accéder à des émotions.

Mais à l’époque révolutionnaire – au moment même où on a beaucoup procédé à des destructions de statues royales, entre autres ; l’abbé Grégoire a alors forgé le terme « vandalisme » –, le musée a été pensé comme un lieu de la neutralisation idéologique. C’est-à-dire non pas un espace d’émotion (à l’exception de l’émotion esthétique), mais un espace de conservation et de protection en vertu des leçons de l’histoire adressée aux générations futures. Le Muséum, tel qu’il est conçu par ses fondateurs, est un « espace zéro ». C’est ce qui permet de retirer des statues royales de l’espace public et de les installer au musée pour les y donner à voir comme des sculptures et des objets patrimoniaux et non plus comme des monuments honorifiques. C’est qui autorise aussi à les placer par exemple à côté d’un retable retiré d’une église et que l’on donne à voir comme une peinture, comme une œuvre d’art et non plus comme un objet liturgique. Donc, si on revient à ce principe du musée comme lieu de la neutralisation des usages mémoriels qui nous intéressent ici, installer des statues contestées dans un espace muséal invitant à leur conservation et à leur médiation offre une solution pacifiée à la contestation de ces signes dans l’espace public.

 

Felicity Bodenstein expliquait que la prise en compte de l’histoire de la statue, de l’histoire de ses contestations, des rapports de forces entre militants et pouvoirs décisionnaires, obligent à étudier chaque statue controversée au cas par cas. Finalement le musée apparaît comme une des solutions qui permettrait de neutraliser ces statues-là et de n’en faire plus qu’un objet d’art. Transformer les valeurs transmises par ces statues est un des enjeux mis en valeur par de nombreux acteurs. Parce que Jules Ferry ou Colbert transmettent des valeurs qui ne sont pas conformes, à une mémoire que l’on souhaiterait consensuelle, qu’il est nécessaire de les retirer. Le musée serait une solution. Mais n’existe t-il pas aussi des gens qui souhaitent voir des statues à la gloire de Colbert ? 

Pensez-vous qu’une mémoire consensuelle est possible ou bien est-elle le fruit d’un rapport de force et de choix politiques antagonistes ?

 

C’est une immense question et d’une complexité folle ; on pourrait en parler pendant des heures ! On est entré dans une phase où les mémoires sont mises en concurrence, où la République est de moins en moins perçue comme « une et indivisible » et où toutes sortes d’identités ne se satisfont plus de la perspective d’une assimilation républicaine – sans doute parce que les politiques publiques ont partiellement échoué dans ce projet social et culturel – et aspirent à ce que leur identité propre, leur histoire, leur passé, leurs racines, leurs malheurs, etc. soient reconnus et perceptibles dans leur singularité à l’intérieur de la République. La République doit donc désormais composer avec la prise en compte de ces particularismes, qui produisent des phénomènes de concurrence et d’opposition de mémoires – parfois même des guerres de mémoires, pour reprendre le titre d’un volume collectif paru il y a quelques années. C’est à la fois un phénomène relativement nouveau et ancien. Sauf que, jusqu’alors, la République avait réussi en quelque sorte à concilier ces contradictions en trouvant et en établissant des consensus. Aujourd’hui, et depuis quelque temps, le consensus est manifestement plus fragile ; en tout cas, il est souvent rompu, brisé, comme le montrent les épisodes de statuoclastie, où jusqu’alors les statues étaient contestées dans des temporalités de transition démocratique, de renégociation du pouvoir ou de révolution. Désormais, la contestation des statues appartient au champ de la vie démocratique. C’est un phénomène assez nouveau où, au cœur de la stabilité démocratique, la contestation parfois radicale – et relevant d’une tradition de la culture « révolutionnaire » – des statues devient un mode de l’expression citoyenne, une sorte de tribune publique.

De mon point de vue, le musée est la seule solution permettant de ne pas être dans une forme d’excès qui voudrait, d’un côté, qu’on ne touche absolument à rien et qu’on sanctuarise en quelque sorte les statues au motif qu’elles ont été un jour décidées et installées, et qu’à ce titre elles doivent continuer à être maintenues quoiqu’elles blessent les sensibilités ; et de l’autre, la destruction ou l’invisibilisation qui seraient les seules réponses envisageables. Détruire des statues ou les plonger dans la nuit des réserves des institutions pose un certain nombre de problèmes parce qu’au fond nous ne sommes que des dépositaires temporaires d’héritages – le patrimoine en est un. Aujourd’hui, au gré de revendications légitimes, des droits sont donnés, des crimes et des violences sont reconnus, des statuts de victimes sont officiellement admis. A l’aune de ce régime de la reconnaissance juridique et mémorielle, on retire des statues de l’espace public. L’effacement ne saurait toutefois constituer une réponse satisfaisante. Dans vingt ou trente ans, il faudra pouvoir expliquer aux futures générations pourquoi une sculpture honorant la mémoire d’un esclavagiste ou d’un colonisateur a été soustraite de son emplacement. Il me semble que le musée est une voie médiane par la neutralité de son dessein et par la neutralisation de la polémique qu’il permet, tout autant que par les dispositifs pédagogiques qu’il offre.

Là où je voudrais apporter une nuance par rapport à ce que vous disiez, c’est que la question n’est tant pas que le musée transforme ces statues en œuvres d’art. Les musées doivent permettre de comprendre ces objets dans la complexité de leur statut de monument et de leur histoire. Connaissez-vous le texte de Riegel sur Le culte des monuments Modernes ? Je vous invite à le lire ou le relire, car Riegel s’intéresse à la valeur des monuments. Notamment à leur valeur d’usage. Il y montre que des monuments ont une valeur artistique. D’autres ont une valeur patrimoniale. Des monuments ont un fondement intentionnel, ils répondent à une exigence politique, une commande politique, citoyenne, etc. Mais la valeur d’usage est majeure, car elle invite à s’interroger : que fait-on des monuments ? Or, par la neutralisation qu’il opère des objets qu’il place en quelque sorte tous au même niveau, le musée peut proposer toutes sortes d’usages, car il offre à tout visiteur la possibilité d’entretenir ou de nouer son rapport personnel au monument : aller voir une œuvre d’art, aller voir une effigie de Colbert (si c’est la statue de Colbert), aller voir une statue contestée…, c’est-à-dire faire l’expérience de la pluralité des statuts des objets et de l’écriture de leur histoire. 

 

Par rapport à notre histoire française, est-ce qu’il manque un musée de l’histoire de l’esclavage et de la colonisation ? Pensez-vous qu’il manque un travail de dialogue entre les chercheurs antillais et les chercheurs métropolitains ? Peut-on considérer qu’il manque un travail de fond à ce niveau-là ? 

 

Ce travail a été commencé avec l’ancien Musée des colonies devenu Cité de l’immigration, qui problématise en partie ces questions. Et dans plusieurs villes (comme Bordeaux, Nantes ou Rochefort), des lieux de mémoire, des espaces de patrimoine ou des centres d’interprétation ont ouvert ou s’apprêtent à l’être. Evidemment, tout le monde ne va pas au musée. C’est là encore une question très vaste que celle de l’accès social à ces institutions culturelles. Mais vous savez, pour revenir à l’une de vos remarques tout à l’heure, que c’est aussi une question sans fond. Pourquoi va-t-on au musée ? Pourquoi n’y va-t-on pas ? Pourquoi voit-on soudainement des statues que pendant des décennies on n’a jamais regardées, et auxquelles on semblait être devenu indifférent ? Paul Veyne a jadis publié un très beau texte sur la colonne Trajane à Rome, où il explique que ce monument a été conçu pour ne pas être regardé dans le détail de son iconographie pourtant somptueuse, c’est-à-dire sans que le détail des spires en soit visible. Ça plonge dans des abîmes de perplexité. Bâtir des monuments aussi majestueux, aussi imposants, mais dont le registre sculpté est tellement détaillé qu’il ne peut pas être vu à l’œil nu. Ce qu’il en reste, c’est donc la monumentalité érigée, l’efficacité de la monumentalité en l’honneur de Trajan. La même chose vaut pour la colonne Vendôme à Paris, dont la Commune a voté la mise en bas en 1871, et dont la République conservatrice a décidé le rétablissement peu après.

D’un seul coup, la statue parisienne de Colbert, que personne ne regardait plus vraiment, focalise une attention sous la forme d’une crise. Pourquoi ? Comment ? C’est une question fascinante, mais à laquelle il est très difficile de répondre. Même si tout le monde n’y va pas, pour des raisons sociales, le musée peut donc être un lieu où les statues contestées sont soumises à des regards et des interrogations, confrontées à des explications. Le musée peut permettre des conciliations de mémoires conflictuelles.

 

Pour vous interroger sur le rôle de chacun, on observe que ce sont les décisions politiques qui changent les choses. Que pensez-vous du rôle du politique et des horizons de changement dans les années à venir ? 

 

Je pense que c’est une question de volonté politique. On aurait pu imaginer que le Président de la République – dont la ligne politique est, au fond, à la fois très « juste milieu » (à la Louis-Philippe) et ricoeurienne (autour de la réconciliation comme nécessité éthique et sociale) – s’empare de cette question, comme il s’était emparé de celle des restitutions du patrimoine à l’Afrique et aux Africains (avec le rapport commandé à Felwine Sarr et Bénédicte Savoy et remis en 2018). Manifestement, il n’en a pas le projet, et son entourage non plus, en préférant jouer du menton pour déclarer qu’on ne vandalisera ni ne déboulonnera pas de statue en France. Dont acte. Mais la réalité est tout autre et des statues sont contestées, voire déboulonnées. Cela dit, à Fort-de-France, où la municipalité est socialiste, c’est la même position de principe qui a conduit à ce que des militants déboulonnent eux-mêmes les statues dont ils dénonçaient le maintien dans l’espace public. Je pense donc que seule une volonté politique peut permettre de co-construire une sortie de crise. Son efficacité et son défaut apparaissent toujours dans des moments de crises. En 2015, souvenez-vous, on a eu droit à des grandes déclarations de principe après les attentats contre Charlie Hebdo : on allait ouvrir une maison du dessin de presse et de la caricature, pour expliquer ce qu’est une image satirique, pour que chacun puisse comprendre la liberté d’expression et l’histoire de la caricature. Et puis finalement, il y a quelques mois, la mort tragique de Samuel Paty a montré crument qu’il ne s’est rien passé depuis 2015. Il n’y a donc pas eu de volonté politique au-delà de l’intention première. Et aucun acte n’a été accompli. En ce qui concerne les statues contestées, il faudrait éviter de tomber dans ce genre de trou noir. 

 

***

 

Et vous, vous vous destinez à quoi concrètement ? (question personnelle) Comment vous positionnez-vous par rapport à ces affaires de statues contestées ? Qu’est-ce que ça vous inspire ?

 

On n’est pas censé se positionner justement (rire)

 

En même temps, on a forcément une position, même si on neutralise tout ça dans le rendu. 

Moi par exemple, j’ai regardé le livre de Jacqueline Lalouette, paru en février là-dessus. Ce qui revient et ce qui me gêne c’est le grand écart qui est fait entre la conservation stricte – une petite plaque pour faire joli – et la destruction caricaturale. Le débat est toujours polarisé de cette façon-là. On lit à tort et à travers le fait qu’il ne faut pas effacer l’histoire, qu’on ne peut pas changer notre passé, etc. Une omniprésence d’une position conservatrice. Je trouve que c’est frappant dans les propos du personnel politique. Alors que manifestement, ils n’y connaissent la plupart du temps pas grand-chose. On entend encore régulièrement que Colbert a écrit le Code Noir, alors qu’il était déjà mort quand la rédaction en a été finalisée. Il a été à son initiative. Ils n’en savent rien. D’un autre côté, les oppositions sont aussi particulièrement franches et les fondements du débat ne sont pas toujours très stables. Entre ceux qui confondent histoire et mémoire, ceux qui confondent le fait qu’il puisse y avoir des revendications avec le fait d’effacer le passé. L’impossibilité d’entendre « il y a peut-être d’autres mémoires qui mériteraient leur place dans l’espace public ». Il y a une espèce de grande confusion et je trouve que c’est d’autant plus flagrant que ça apparaît dans un milieu qu’on essaie de représenter homogène comme les historiens, les universitaires, etc. alors qu’en fait pas du tout.

 

Oui, ce n’est pas homogène et heureusement !

 

Oui heureusement, ça n’est de toute façon pas homogène. (rire) Parce que ça n’a jamais été univoque. Mais sur cette question-là en particulier en fait. Voilà, après je sais pas s’il faut déboulonner ou pas, mais disons que l’argument de dire : « on a élevé la statue, mettons du général Bugeaud pour le mettre à l’honneur pour x ou y chose qu’il a faite, mais pas pour son passé colonial ; donc puisqu’on l’a mis à l’honneur pour les bonnes choses qu’il a faites, cette statue est bonne, ça ne change au rien au fait que le général Bugeaud est un tout et que derrière on peut contester, et on peut avoir des revendications mémorielles dessus.

 

Oui, vous voyez, c’est intéressant, mais la statue de Bugeaud à Périgueux – et dans le fond, cela vaut aussi pour celle de Faidherbe –, le rapport avec les violences de la colonisation, le lien avec les enfumages, etc. c’est absolument invisible dans l’objet. Certes, certaines des formulations épigraphiques sont évidemment très problématiques quand on évoque la « pacification » et il conviendrait de les corriger. Mais, de fait, la représentation statufiée de Bugeaud (ou de Faidherbe), si on revient à ce terme de représentation, quant à elle, n’est ni bonne ni mauvaise de ce point de vue, puisqu’elle n’en dit ni n’en montre rien. En effet, tout est possible : garder, contester, soustraire, altérer, détruire. Ça ouvre des champs de possibilités immenses.

 

L’un des mérites du livre de Jacqueline Lalouette, qui vous cite d’ailleurs (rire), c’est de faire le point sur l’idée de la quantification. Un des problèmes qu’on a eu, c’est de savoir de combien de statues on parlait, en métropole, en outre-mer ? Sur ce point, elle est très rigoureuse. La question est intéressante de se demander pourquoi le débat s’est enflammé à ce niveau-là alors qu’en fait on parle de 14 statues quoi. Grosso modo, et 14 en métropole qui ont été, parfois à peine peinturlurées, et en outre-mer qui ont été vandalisées, détruites…

 

Jacqueline Lalouette est une amie. Elle a bon goût de me citer, elle est formidable (rire) ! Plus sérieusement, elle est très « agulhonienne ». Jacqueline Lalouette appartient à cette génération formée par Maurice Agulhon, d’historiennes et d’historiens qui se sont intéressés à des objets n'appartenant pas au spectre de l’histoire auparavant. Des objets qui étaient autre chose que des archives au sens strict. Avec une conception un peu anthropologique de l’histoire, mais aussi dans une perspective d’histoire quantitative dans l’évaluation du corpus, qui permet de saisir la sur-représentation de certaines actions ou la surexposition de quelques statues par rapport à un « peuple de statues » – c’est le titre d’un livre antérieur de Jacqueline Lalouette – qui n’est pas concerné par les crises et les contestations. En Afrique du Sud, c’est la même chose. Il y a eu une très forte cristallisation sur la statue de Cecil Rhodes à l’université du Cap. Puis, l’opinion publique s’est enflammée pour toutes sortes de statues de Rhodes et d’autres personnalités blanches, comme Paul Kruger par exemple… Mais finalement, cinq ans après « Rhodes must fall », le bilan est très maigre. On a enlevé la statue de Rhodes et les autres « white monuments » sont toujours en place, qu’on a nettoyés voire restaurés. Rien n’a été fait de plus. On ne les a pas déplacés, on n’a pas érigé d’autres monuments représentatifs des attentes de la population noire. Il y a donc un phénomène de cristallisation et d’inflation de commentaires et d’attitudes, etc. qui est sans commune mesure avec le nombre des objets concernés.

 

Et vous Elise ? Vous en pensez quoi ? 

 

Non, je suis globalement d’accord avec Volodia. C’est un sujet, oui il y a tout un emportement sur, au fond, une question qui peut paraître dérisoire. Et puis pareil, je ne sais pas s’il faut déboulonner ou pas. Plus on échange avec les acteurs, plus la question devient complexe. Mais il y a des positions très radicales et je trouve qu’elles effacent une part très considérable des enjeux, en fait.

 

Est-ce que vous avez échangé avec Françoise Vergès ?

 

Oui, c’est pour ça que je pense à ça (rires). Justement quand vous parliez de déplacer les statues, nous on a eu le droit au hangar donc forcément, voilà (rire). Et elle nous a indiqué que personne n’irait dans ce musée dont vous parliez, parce qu’il n’y aurait pas cette neutralité. Pour elle, humainement, personne ne pourrait aller dans un musée qui présente des horreurs pareilles. Sauf qu’il n’y a plus du tout la notion de neutralité dont vous nous parliez juste avant.

 

Parce qu’elle pense que ce sont des signes à bannir, en quelque sorte, elle cherche des modalités de bannissement et elle ne peut rien imaginer d’autre qu’un lieu de bannissement… Pour ma part, je ne pense pas le musée comme un lieu de bannissement, parce que je vais au musée. Peut-être que pour d’autres citoyens, le musée est un lieu de bannissement… Il se trouve qu’en ce moment, je participe à un projet muséal qui n’a rien à voir. Il s’agit d’un projet de création d’un espace mémoriel et le running gag, au sein des réunions de préfiguration, c’est « non, non, pas un musée ». Le musée passe pour mortifère. Créer un musée, ce serait le meilleur moyen d’enterrer le projet. Donc il y a aussi une image négative du musée, adossée à une tradition muséophobique très forte et assez ancienne, qui court tout au long des XIXe et XXe siècles, en Europe, plus ou moins en sourdine. On peut donc s’opposer à ce type de lieu comme destination des statues contestées dans l’espace public. Mais je pense que créer un simple dépôt – qui serait fermé au public – où on entasserait des statues, cela reviendrait à créer un cimetière d’objets moribonds. Peut-être est-ce ce à quoi pense Françoise Vergès. Mais physiquement et symboliquement, cela ne consisterait pas à autre chose que déplacer le problème, en imaginant que la simple mise hors-champ des statues soit une solution satisfaisante et définitive.

 

Après justement, elle encadre tout ça, il y a un travail mémoriel qu’elle prône, elle ne dit pas « on déplace et on ne fait rien ». Mais pour elle ça passe par l’abstraction de l’espace public des statues et ensuite un travail de fond, et notamment chez les enfants un travail de pédagogie pour expliquer les origines de l’empreinte coloniale qu’il y a encore dans les sociétés et au-delà de l’espace public, parce que pour elle l’espace public est un lieu où s’exprime l’empreinte coloniale.

 

Mmmh, oui elle a raison. Mais, dans le même temps, elle adopte des positions beaucoup plus radicales et de grande hostilité envers le musée qui est pourtant un lieu de pédagogie. J’ai aussi entendu certaines de ses déclarations qui étaient assez sidérantes, en changeant de propos selon son auditoire ou le support sur lequel elle s’exprimait… 

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