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"La décolonisation de l’espace public, c’est de faire en sorte que les jeunes Noir.e.s, les jeunes arabes, les femmes voilées, les personnes non valides, les femmes puissent se promener dans la ville sans avoir peur "

 

Françoise Vergès

Bonjour, merci beaucoup d’avoir accepté cet entretien. Comme précisé dans notre mail, nous sommes des étudiants du master Communication à Sciences Po Paris et travaillons sur la controverse du déboulonnage des statues liées à la colonisation et à l’esclavage dans le cadre de notre cours de cartographie des controverses et sommes en train d’établir des entretiens avec les différents acteurs relevés dans le but d’établir leur position et à la fin de créer un site web qui va répertorier tout cela. C’est un travail qui est ambitieux et assez grandiloquent et c’est pour cela que nous avons pensé à vous pour un entretien car votre position nous intéressait. Je vais vous laisser vous présenter si cela vous convient et ensuite je commencerai avec le déroulé des questions.


Bien merci, je m’appelle Françoise Vergès, j’ai grandi à l’île de la Réunion, je suis réunionnaise de cœur, de culture et par choix politique. Cette expérience vécue m’a amenée très tôt à poser la question de l’espace public tel qu’il est construit : par qui, comment, ce que l’espace implique, impose ; ces choix étaient clairs autour de moi même si je ne formulais pas tout cela de manière théorique. J’ai été militante pendant des années avant d’aller aux États-Unis dans les années 80 où j’ai exercé des jobs comme femme de ménage et autres travaux de service avant de décider d’aller à l’université. C’est là que j’ai écrit sur ce qui m’avait toujours occupé, la question de l’esclavage et de la colonisation et comme formes politiques plutôt que simplement historiques. Je me suis intéressée à la fabrique du consentement à l’organisation de crimes comme l’esclavage et la colonisation et au fait qu’il y a toujours des résistances, dès le premier jour à ces crimes. Les résistances ne sont pas « après-coup », il y a une aspiration à la justice, à la dignité qui est profonde dans l’humanité, très profonde, de tout temps et c’est sur cette aspiration et les luttes qui en découlent que je travaille depuis. Je m’intéresse autant à la décolonisation des musées, qu’à la décolonisation des arts, la décolonisation des mentalités, des esprits, des récits et à la décolonisation de soi. La décolonisation de soi est aussi importante que la décolonisation collective. Je prends conscience que j’ai dans la tête des choses imposées par l’Occident et je me demande pourquoi elles sont là, quels bénéfices j’en tire aussi et, pourquoi je n’arrive pas à penser autrement. Je suis en France, après des décennies ailleurs, je peux dire depuis les années 2010 et j’écris. J’avais déjà publié en français mais pendant plusieurs années, j’ai surtout écrit en anglais, à partir des années 2000, j’ai recommencé à écrire aussi en français Mes livres sont autour des questions dont je vous parle. J’essaie d’appliquer une méthode de travail décoloniale c’est-à-dire d’analyser plusieurs  aspects d’une situation. Je pars du présent, d’une question qui se pose dans le présent, un fait et je me demande pourquoi c’est comme ça et j’essaie de tirer tous les fils du présent et du passé pour comprendre pourquoi ce fait se présente ainsi, les aspects linguistiques, culturels, sociaux, économiques, géopolitiques, raciaux, de classe, de genres. Ma formation universitaire est en théorie politique, je l’ai faite au département de sciences politique à l’université de Berkeley. Je n’ai pas d’expérience universitaire française. À Berkeley, dans la fin des années 1980, j’ai bénéficié d’incroyables avancées dans les études sur  le racisme, le sexisme, la critique des savoirs occidentalisés, les études postcoloniales, tout un bouillonnement extraordinaire.  J’ai aussi bénéficié de la libération des formes d’écriture et dans ma thèse de philosophie politique, j’utilise des chants, des phrases en créoles, des analyses de la Guerre froide, du communisme international et anticolonial, de la théorie des genres, pour expliquer les choses, ce qui dans une approche française classique n’aurait pas nécessairement autorisé.

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D’accord merci beaucoup. Alors si vous le voulez bien je vais commencer avec la première question. Est-ce que pour vous, cette controverse du déboulonnage a les mêmes significations, les mêmes problématiques et les mêmes répercussions dans les DROM-COM ?

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N’oublions pas que le premier déboulonnage de l’année 2020 se passe en Martinique, le 22 mai. Mais pour 2020, les journaux et mêmes des chercheurs, prennent comme point de départ le 6 juin avec le déboulonnage, de la statue d’Edward Colston à Bristol et ce qui se passe le 22 mai est complètement effacé, ça s’est passé il a à peine un an et c’est déjà effacé. Donc déjà, qu’est-ce qui fait histoire et pourquoi l'événement en Martinique ne fait pas histoire ? Pourquoi cela ne s’inscrit pas comme un fait historique alors que Bristol s’inscrit comme un fait historique, donc ça c’est une première question. Et évidemment comme vous le savez, il y a eu des réactions très vives, locales et en France qui soulèvent toute la question de la colonialité dans les départements et régions dits d’Outre-mer. En Guyane il y eut le déboulonnage d’une statue de Schoelcher, et à La Réunion, des contestations comme celle de la statues de Mahé de la Bourdonnais. Il n’y a eu aucun déboulonnage en France même, comme aux États-Unis, en Angleterre ou en Amérique du Sud. Pourtant la réponse a été très violente en France. Les statues d’esclavagistes ou de colons en France sont aussi insultantes qu’elles le sont en Guadeloupe, en Martinique ou à la Réunion mais ce qu’il y a en plus, c’est le message exprimé par les déboulonnages dans les « Outre-mer », c’est qu’ils représentent une remise en cause profonde, l’expression du fait que l’abolition n’a pas eu véritablement lieu, qu’elle n’est pas complète. Je ne dis pas qu’il n’y a pas eu de décret d’abolition ou que l’esclavagisme est resté le même mais que la promesse de l’abolition – liberté, égalité, dignité, développement, post-racisme- n’a pas été tenue, a été entravée, que le racisme a continué, les inégalités, les injustices, le non-développement, et c’est ce que ces jeunes ont soulevé.  Je dirai donc que ça se pose différemment en France ou dans les « outre-mer », où la structure de la plantation n’a pas disparue, comme le disent les jeunes militants martiniquais : « on n’est pas sorti de la plantation ». La France étant le pays colonisateur, ça se pose différemment que dans le pays colonisé. La France, c’est quand-même le pays colonisateur.

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Oui, ça laisse une sorte de trace de l’assujettissement qui est quand-même au final illustré et qui est rappelé tout le temps lorsque l’on passe devant.

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Oui en France aussi on passe devant des statues qui nous rappellent des défaites, des écrasements, des massacres, des conquêtes coloniales. Mais dans les Outre-mer, l’impression domine que le présent n’est finalement pas tellement différent du passé. Mais est-ce qu’en France c’est vraiment différent ? C’est une question qui se pose. La manière dont les migrant.e.s, les Noir.e.s, les Arabes, les musulman.e.s sont traité.e.s en France reflète l’impact de l’histoire coloniale/raciale. Dans les « Outre-Mer », la question, constamment mise sous le tapis en France, c’est à dire qu’il y a toujours des territoires colonisés dans la République Française, ne disparaît pas. La France c’est une république, mais une république qui a des colonies. Alors on va me dire, ce ne sont plus administrativement des colonies, mais le régime politique, économique, social, culturel reste très marqué par le colonial/racial.

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D’accord. En lisant certains de vos écrits et certaines de vos tribunes datant du printemps dernier, on peut comprendre que pour vous, sauf si je me trompe, que la réponse à la question du déboulonnage des statues semble évidente : il faut déboulonner. Et donc comment comprenez-vous la réticence de certains acteurs à les retirer de l’espace public ?

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Mais bon. Il y a plusieurs choses. Un : la République elle a déplacé des statues, elle a déjà déplacé des statues, elle en déplace tout le temps, donc ce n’est pas vrai qu’elle n’en déplace pas. Elle en a fait disparaître, il y en a, on ne sait même pas où elles sont ; elles sont parties de l’espace public. C’est quand nous demandons le déplacement de statues en lien avec l’histoire esclavagiste et coloniale que ça se durcit. Ce n’est pas « toutes » les statues, ce sont celles qui ont un lien avec cette histoire. Il y a sans doute des statues qui sont déplacées et auxquelles personne ne prête attention. C’est vraiment la question de l’esclavage et du colonialisme qui fait controverse en France. Je suis pour le déplacement de certaines statues, oui, quand je dis déplacement il n’y a qu’à les mettre dans un hangar, il faut voir. Je ne sais pas s’il faut vraiment les mettre dans un musée car je ne sais pas comment un tel musée serait conçu. Et ce sont souvent des statues massives, qui requièrent un énorme endroit. Le déplacement des statues doit être discuté de manière citoyenne et démocratique et non verticalement par un comité d’experts qui va décider que ce sera comme ci ou comme ça. Quand des personnes disent : “Ces statues sont l’histoire, vous voulez effacer l’histoire » : quelle histoire ? Par qui ? Pour qui ? Qui a décidé que ce personnage serait célébré ? Les statues sont des choix politiques, à un moment donné, un gouvernement, ou une ville, un comité, une association, milite pour que tel personnage ait sa statue et sa demande aboutit mais pas toujours. Ce sont des choix, cela n’a rien d’une décision démocratique, ce n’est pas tout le monde qui veut qu’il y ait la statue de Gallieni place Vauban ou la statue de Lyautey, ce n’est pas vrai. Je répète, ce sont des choix politiques, qui ensuite deviennent normalisés, comme s’ils reflétaient la volonté du plus grand nombre. On ne se souvient plus ni qui, ni pourquoi, mais ça fait partie du paysage « normal », ça donne l’impression que « ça a toujours été là ».  . Ce qui veut dire qu’à d’autres moments donnés, on peut revenir sur ces choix. L’histoire ne s’apprend pas avec les statues, mais à l’école, dans la transmission intergénérationnelle, dans les livres, les films… Quand on passe devant une statue, la statue ne nous dit rien à priori. On voit un homme. À Paris, sur les 350 /400 statues de personnalités, il y aurait seulement 37 de personnalités féminines. Donc la République aurait choisi de célébrer massivement des hommes. Parmi les femmes, à Paris, il y aurait 7 statues de Jeanne d’Arc mais pas de Simone Veil, ou  d’une Communarde, d’une résistante, de Paulette Nardal ou de Gerty Archimède. Ce n’est pas un terrain neutre, ni un terrain d’égalité entre entre hommes et femmes blancs et les personnalités racisées il n’y en a pratiquement pas. Il y a une statue de Toussaint l’Ouverture mais dans une petite ville. Je répète, ce n’est pas un terrain neutre, c’est un terrain de choix politique. Si la réaction si violente, je le redis, c’est parce que cela touche à l’histoire de l’esclavage, de la colonisation qui restent des domaines qui provoquent en France des réactions qui dépassent l’entendement. Regardez en Angleterre, qui a été un grand pays impérialiste, aussi impérialiste que la France, un pays de lois raciales. Le maire de Londres a quand-même décidé de mettre en place une commission autour des statues. Le Pays de Galles, a fait un inventaire des monuments et des statues relatifs à l’histoire de la colonisation. En Ecosse, l’université d'Édimbourg a changé l’appellation d'amphithéâtres portant des noms d’esclavagistes. On parle d’institutions de l’élite ! En France, pas question. Regardez la controverse autour de la statue de Colbert. On pourrait quand-même se demander pourquoi devant l’Assemblée nationale, la « maison du peuple » il y a Colbert, ce qu’il a à voir avec la République ? On nous réplique que c’était un grand homme de l’état. On peut se demander pourquoi pas mettre Montesquieu, qui a élaboré la doctrine de la séparation des pouvoirs et qui est donc beaucoup plus important dans la conception de l’état démocratique occidental qu’un Colbert. La statue de Colbert été installée sous Napoléon, c’est Napoléon qui a voulu que Colbert, au côté de trois autres hommes soit placée là. Pourquoi ne faut-il pas toucher à la statue de Colbert ? Pourquoi la statue de Colbert devient-elle si centrale dans le discours de préservation des statues ? Quel est l’enjeu ? Il n’a joué aucun rôle dans la construction de l’état républicain. C’était un homme au service d’une monarchie absolue. Quand j’ai parlé de cela devant un historien, il s’est mis à hurler mais pourquoi ?  Mais ces controverses ne sont pas si étonnantes à la lumière des attaques gouvernementales contre les sciences sociales et les sciences humaines à l’université. Finalement ce que nous disons c’est qu’il a fallu fabriquer une adhésion à l’esclavage, à la colonisation, que ces statues font partie de cette fabrication.

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D’accord. Et du coup, quelles seraient les autres empreintes coloniales, au-delà des statues justement ?

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Oh à Paris il y en a plein : il y a des monuments, des bâtiments. La ville de Paris elle-même est une ville où ont été effacées au fur et à mesure toutes les traces de la vie des classes populaires et immigrées. Même aujourd’hui, la gentrification de Paris, intramuros, s’accélère. A Paris, ce n’est pas simplement la célébration de l’histoire coloniale, c’est l’effacement des luttes populaires, des mouvements sociaux, des luttes. Il n’y a pratiquement rien qui rappelle les luttes populaires à Paris, l’histoire des femmes. C’est une ville qui s’est de plus en plus bourgeoise et masculine, pour des hommes blancs, en bonne santé et plutôt aisés. C’est une ville chère, qui n’est pas hospitalière aux Noir.e.s, aux Arabes, aux gays, aux femmes, aux migrant.e.s, aux travailleur.se.s. Toutes les femmes savent qu’elles ne vont pas marcher seules dans les rues à 3h du matin. C’est une ville qui est belle, vantée, au cœur de films, la « ville romantique », mais c’est une ville très dure. Donc la question serait non seulement le déplacement de statues, mais la décolonisation de la ville. Comment la rendre hospitalière à toutes et à tous.  Déplacer des statues, avoir des transports pas chers, qu’il n’y ait plus de racisme dans les rues, dans les magasins, les restaurants, tout cela. Décider d’enlever des statues de l’espace public, c’est s’accorder sur le fait que ce sont des symboles dont on ne veut plus. Après la chute du nazisme, des statues tombent en Allemagne. Le Troisième Reich était vaincu, ses statues n’allaient pas rester ou être réparées, comme si elles ne signifiaient rien. Dans toute l’Europe de l’est, des statues ont été enlevées après la chute de l’Union soviétique. En France, nous avons l’impression que ce que nous demandons est hors de la conception citoyenne mais ça se passe partout. Alors si vous voulez c’est vraiment un double discours où finalement nos paroles - je dis “nos” car je ne suis pas la seule à dire ça - sont comment, censurées, comme si on ne pouvait pas entendre pas ce que l’on dit. Ce n’est même pas dire “ah c’est vrai que peut-être”, Non tout de suite non, “on en parlera pas, c’est non”.

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Mais du coup, c’est un tabou de la société française et justement, n’y voyez-vous pas un lien entre le fait qu’il n’y ait pas la reconnaissance de la race en France et dans une société avec une politique universaliste ?

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Alors attendez, vous voulez dire que l’universalisme français est un obstacle à ça, c’est ça ?

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Oui.

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Oui bien sûr parce que c’est un universalisme qui n’est pas universel qui en fait est un particularisme. Et qui est vu à partir d’un tout petit groupe de personnes. Et ce refus absolu de voir que la France, dès qu’elle s’est lancée dans la traite, l’esclavage et la colonisation n’était plus simplement un petit pays d’Europe. Elle est devenue redevable de ce qu’elle faisait ailleurs. Elle est redevable de la traite à laquelle elle a participé et qu’elle a organisée. Elle est redevable de l’esclavage qu’elle a imposé, de la colonisation, et aujourd’hui de la France-Afrique et de ses interventions armées. Elle est redevable des essais nucléaires dans le Pacifique, de la pollution par le chlordécone aux Antilles, des discriminations racistes en France. C’est normal et légitime que des questions soient posées. Cette crispation sur une idée de l’universalisme de plus en plus étriqué mais qui cite Fanon et Césaire ! Césaire qui a écrit que l’Europe est indéfendable, Fanon qui a écrit de tourner le dos à l’Europe ! Ce sont des demandes de justice. Quand, les révolutionnaires français proclament « nous sommes pour l’universalité des droits », ils (car ce sont surtout des hommes) vivent dans un monde où pratiquement il n’y a que des monarchies absolues. Ils prônent la liberté dans un monde organisé autour de l’absence de liberté et d’égalité. Mais attention, la Révolution n’abolit pas la traite ! et elle abolit l’esclavage sous la poussée de l’insurrection des esclavagisé.e.s à Saint Domingue, future, Haïti. Mais quand la France s’était lancée avec l’Europe dans la traite, l’esclavage et la colonisation, elle a particpé à la division de l’humanité en deux : ici les vies civilisées, qui comptent ; là, les vies qui ne sont pas civilisées et dont on peut disposer, qui sont des vies jetables, des corps tuables. L’exportation du racisme et sa traduction sous de nouvelles formes étaient inévitables. Comme disait Césaire, vous ne pouvez pas garder le racisme là-bas, ça va revenir chez vous, ça va revenir inévitablement chez vous. Tout ce que vous avez fait là-bas, va revenir chez vous. Toutes ces idées que les gens on peut les tuer, déporter, massacrer, mettre en esclavage, soumettre au travail forcé, toutes les idées qui justifient ces crimes, ces abus, vont revenir chez vous. Vous ne pouvez pas avoir un mur étanche. Lentement, doucement, ici et là, ces idées ont pénétré dans la société française. Au XIX, les expéditions coloniales, les zoos humains, le cinéma, la photographie, la littérature enfantine, les voyages, ont contribué à disséminer l’idée d’une civilisation supérieure. Même sans jamais avoir mis les pieds dans une colonie, même sans savoir où était le Sénégal, l’idée que vous étiez le citoyen d’un des plus grands empires coloniaux, était dans votre tête, ça vous le saviez. Toutes les choses qui étaient devenues des éléments de votre vie quotidienne comme le sucre, le café, le tabac, le coton, toutes ces choses-là et qui entraient dans votre vie quotidienne et la rendaient plus confortable, vous ne vous ne demandiez plus d’où elles venaient, ni comment elles avaient été produites. « Ma vie de française » était facilitée par l’exploitation de peuples colonisés. J’en profitais comme ça, même indirectement, même si je n’étais pas moi-même une esclavagiste, j’en profitais. Il y a eu une pénétration dans la vie française du racisme anti-Noir.e, anti-Musulman, anti-autochtone. Dans les années 1920-1930, il y avait des petites chansons, des comptines pour enfants très populaires et racistes. Pas besoin d’avoir rencontré un.e Africain.e, un.e Asiatique, un.e Maghrébin.e pour penser « naturellement » que celle-ci est comme ci, celui-là comme ça. Encore à la télévision en 2019, l’écrivaine française, Christine Angot pouvait dire que les maîtres ne pouvaient pas maltraiter leurs esclaves car ces derniers devaient commercialisables. En France on peut dire n’importe quoi sur l’esclavage et la colonisation. On ne sait rien mais on parle. Les gens qui hésiteraient à parler de la Shoah, se permettent de parler sur l’esclavage et la colonisation. Ils ouvrent la bouche et ils parlent. C’est aussi ça l’universalisme abstrait, penser qu’on peut parler pour tout le monde, qu’on sait pour tout le monde. Quand on vous dit qu’il n’y a qu’une race, la race humaine, oui, d’accord, bien sûr, mais ce n’est pas ce que nous voyons tous les jours. Le racisme est là. Il existe le racisme. La race n’existe pas mais le racisme oui. Il discrimine, il tue. Tous les jours. Ça peut vous laisser sans voix ces arguments.

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Non, non. J’allais vous demander si vous aviez encore des choses à dire.

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Je pense qu’il faut absolument discuter du déplacement des statues, de faire disparaître les statues de l’espace public, et après qu’est-ce qu’on en fait, je ne sais pas moi, il faut voir avec tout le monde ; ça c’est une première chose. La deuxième chose, c’est que le déplacement de l’espace public, de ces statues ou de ces monuments est important car leur présence est une violence symbolique. La décolonisation de l’espace public, c’est de faire en sorte que les jeunes Noir.e.s, les jeunes arabes, les femmes voilées, les personnes non valides, les femmes puissent se promener dans la ville sans avoir peur. Et pour certains d’être frappés, comme Michel Zecler, ou à mort comme tant d’autres. D’être arrêtés quatre ou cinq fois par jour, d’être harcelé.e.s. Décoloniser la ville, que les transports en commun ne soient pas aussi chers et les logements ne soient pas aussi chers ; qu’il y ait un logement décent pour tout le monde, l’accès à une bonne éducation, des jardins où l’on peut se reposer tranquillement, des bancs partout. Qu’il n’y ait pas des migrant.e.s, des réfugié.e.s que les pouvoirs jettent dans la boue et la rue. C’est ça aussi, décoloniser la ville. Donc voilà, déplacer les statues, bon ce qu’ils appellent déboulonner. En déboulonnant une statue, on explique pourquoi cette statue-là doit être déplacée. Donc on fait de l’éducation, de la pédagogie.

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Comment est-ce que vous imagineriez cette éducation ? Est-ce qu’à la place de la statue déboulonnée on mettrait une plaque explicative, récapitulant la chronologie et pourquoi est-ce qu’elle a été déplacée ou est-ce que c’est pendant l’instant même du déboulonnage que l’on explique en sachant que cela risque de se perdre parce que les paroles s’en vont mais les écrits restent. Quelle serait la suite ?

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La plaque, elle est lue une fois sur dix, donc elle ne suffit pas. Alors, il faut de l’éducation. Qui passe par des visites de la ville, peut-être même avant que les statues ne soient déboulonnées. Expliquer : c’est telle personne, c’est ceci, c’est cela. Par exemple, si je pense au maréchal Gallieni qui est place Vauban, sur une plaque, je ne vois pas ce que l’on pourrait dire car, il a longue carrière coloniale, il est au Sénégal, au Mali, à la Réunion, au Vietnam, à Madagascar... Comment rendre compte en une phrase de toute cette carrière coloniale meurtrière ?  C’est pratiquement écrire un livre que présenter sa vie et sa carrière. Je suis pour le déplacement, pour des visites décoloniales, pour un enseignement de l’histoire. Plus d’éducation à l’école et une diffusion de ces informations, par des blogs, des podcasts. Ça se fait déjà. Raconter l’histoire de sorte que cela donne envie d’en savoir plus. Il faut donner envie aux personnes d’être curieuses. Tout le monde doit avoir des éléments de l’histoire coloniale pour comprendre le monde d’aujourd’hui, c’est surtout ça. Vous ne faites pas de l’histoire du passé, vous faites de l’histoire d’aujourd’hui. Pourquoi il y a du racisme ? Vous partez chaque fois d’aujourd’hui. Pourquoi c’est comme ça, il y a toujours une explication. Il ne s’agit pas d’un phénomène naturel, de la terre qui tourne autour du soleil mais de faits sociaux, fait par des êtres humains dans des situations de domination, d’exploitation, d’injustice donc qui peuvent être réparées. Juste un exemple : j’avais travaillé sur le fait, il y a plusieurs années, que si pendant un match de foot, des spectateurs jetaient des bananes dans le stade, tout le monde comprenait que c’était une insulte raciste visant les joueurs noirs. Quand une petite fille donne une banane à Christiane Taubira, on comprend aussitôt que c’est une insulte à une femme noire. Donc, il n’y a pas besoin de le dire plus clairement, la banane est « naturellement » comprise comme une insulte anti-Noir.e. Comment et pourquoi ? Pourquoi la banane ? Pourquoi pas une pomme, une poire, ou je ne sais quoi. J’ai organisé un atelier là-dessus : vous expliquez, vous redonnez des éléments, pourquoi la banane, quand c’est arrivé et pourquoi ? Multiplier l’éducation, la pédagogie antiraciste. Voilà.

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Dernière question, entre 2007 et 2010, vous avez travaillé sur le projet de musée post-colonial qui n’a finalement pas abouti, du coup quelles sont les raisons derrière l’avortement de cette idée ?

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Alors, il y a plusieurs raisons je dirais. Je pense que le projet lui-même dérangeait beaucoup. Parce que d’une part quand on a travaillé – je dis on parce que l’on était plusieurs – on a travaillé sur la conception même du musée, on ne voulait pas suivre la temporalité française. Par exemple, il y a la Révolution française en France, qu’est-ce qui se passe à la Réunion, et ainsi de suite ? Comme si la Réunion était dans une réponse constante de ce qui était en France. La France comme soleil de notre univers. J’ai dit, nous sommes dans l’Océan Indien donc pourquoi pas la temporalité de l’Océan Indien qui est un océan de rencontres millénaires entre Africains et Asiatiques, bien avant que les Européens entrent dans cet océan. C’est une histoire très différente de l’Atlantique. Il y avait des échanges entre le monde de l’Afrique de l’ouest, celui du Golfe, le monde musulman, l’Inde et la Chine. L’Afrique n’était pas renfermée sur elle-même, à attendre que les Européens arrivent. Et les Africains ne furent pas que des esclavagisé.e.s, c’était des marins, des capitaines, des commerçant.e.s. Certains sont devenus des maharajas en Inde, d’autres sont allés jusqu’en Chine. La temporalité de l’Océan Indien est la nôtre. Quand des français vont déporter des Africains, des Malgaches, ces femmes et hommes viennent de mondes extrêmement civilisés, de royaumes, d’empires, de classes sociales différentes, de mondes qui ont connu des échanges. Je voulais contester le terme « esclaves », ces personnes venaient de royaumes, d’empires, de villes. La France était une périphérie. Et aussi, le monde india-océanique aujourd’hui, notre région culturelle, un univers extrêmement changeant. Un autre principe, c’est que dans tous les musées européens, c’est l’objet qui fait l’histoire. Vous avez un objet et une histoire qui se raconte autour. Et en fait, vous avez très peu d’objets qui témoignent de la vie des esclavagisé.e.s. Pratiquement rien, en fait à La Réunion. Vous avez les fers, les instruments de torture, mais ça ne résume pas la vie d’êtres humains. Ce n’est pas ce à quoi cette personne aspirait, ce dont elle rêvait. Nous avons décidé de ne pas partir de l’objet mais de l’absence de l’objet. Et ce n’est pas parce qu’il n’y a pas d’objet qu’il n’y a pas d’histoire, donc c’était évoquer ces récits autrement. Ça c’était un deuxième principe ; enfin il y avait plusieurs principes qui étaient vraiment des remises en cause du musée occidental. Donc ça n’a pas beaucoup plu. Il y a le côté français qui ne supporte pas que des choses autonomes se fassent. L’état accepte des voix différentes si cela entre dans la politique de la diversité culturelle, le multiculturalisme à la française mais pas de voix qui questionnent la structure. Il y a eu aussi la réaction locale. Et ils ont trouvé ce moyen aussi en m’attaquant personnellement parce que ça marche quand-même mieux d’attaquer une personne, sur laquelle vous pouvez focaliser des choses - on voit bien ça aujourd’hui avec les réseaux sociaux - plutôt qu’une idée. L’État français n’en voulait pas. Une telle création aurait mis en lumière à quel point la politique culturelle est coloniale. Qu’il y ait des petits musées un peu ethnologiques, pas méchants, d’accord mais là, c’était un musée qui vraiment mettait la France en périphérie. Qui concevait la France comme une périphérie du monde, et ça c’était insupportable.

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Et dans ce cas, comment expliquer pour le mémorial ACTe en Guadeloupe ait pu être construit ?

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D’abord le mémorial ACTe, c’est un mémorial essentiellement sur l’esclavage, nous c’était toute l’histoire et pas seulement celle de l’esclavage. Il y a des critiques locales très vives sur le projet. Des Guadeloupéen.ne.s qui refusent d’y aller. Moi j’y suis allée et j’ai trouvé ce musée très problématique dans sa conception. Il y a peut-être des moments où il vaut peut-être mieux que des musées ne se fassent pas. Même celui que nous avions conçu, je ne sais pas s’il aurait tenu. Parce qu’il n’y a pas encore suffisamment d’autonomie. Pas assez de moyen, trop de dépendance à l’état. Un musée, il faut vraiment avoir une forte idée, avoir vu ce qui se passe ailleurs. Moi je suis passionnée pour des raisons personnelles donc je visite, je visite tout, du plus petit au plus grand. Je suis vraiment curieuse. D’autant plus que depuis, les années 90, il y a eu beaucoup, beaucoup de travail théorique sur les musées - le musée de l’Apartheid à Johannesburg, des disparus de la dictature en Argentine, des expériences au Rwanda. Il y a un bouillonnement de discussion sur on fait quoi, comment, cela veut dire quoi faire un musée post-colonial ?

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Merci beaucoup pour cet entretien très riche et d’avoir répondu à toutes nos questions.

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