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" En fait, je suis complètement hostile au fait de retirer. Mais un historien doit garder effectivement ses distances et ne pas lancer la polémique. "

 

Jacqueline Lalouette

Avant de commencer, je voudrais vous dire que je viens de lire dans le métro un article de Rachel Khan (scénariste, juriste, écrivaine) consacré au « discours victimaire », publié dans Le Figaro ; je vous conseille d’y jeter un oeil. Elle a par ailleurs publié un livre intitulé Racée. Pour vous, cela peut être un livre très intéressant à lire.


Très intéressant.


Vous avez déjà lu le livre d’Élisabeth Roudinesco ?


Non, pas encore


Ça me paraît très intéressant, sans doute parce que je suis exactement sur ces positions. Donc, dites-moi ce que vous attendez de moi.


Alors, nous on est six à l’origine dans le cadre d’un cours de cartographie
des controverses, je crois qu’Elise vous avait un peu expliqué déjà.

 

Oui, oui j’avais été étonnée par le terme de cartographie.


C’est le fait de prendre un sujet controversé ; ce que nous on appelle le déboulonnage des statues mais au fond.

 

Ah oui, Élise et moi avons parlé du terme déboulonnage. Je l’ai cherché dans le Trésor de la Langue française et ai aussi effectué quelques recherches à partir de Google books. Dans le TLF, on trouve « déboulonnage », «déboulonnement » : action de déboulonner, résultat de cette action. On
dit aussi « déboulonnement », au sens figuré : « c’était le déboulonnement de l’idole, de la stupeur consternée », citation de Léo Daudet en 1922. Puis au verbe « déboulonner » le TLF donne deux acceptions : en A, le sens strict, soit enlever des boulons. Ce n’est jamais le cas sur des statues en
marbre, par la force des choses, et ce ne l’est pas toujours, sur les statues de bronze ; du moins je l’imagine, car je pense que l’on ferait moins facilement basculer des statues si leur terrasse était boulonnée sur le piedestal. En B, au sens figuré, le verbe signifie détruire le prestige d’une personne, comme si l’on abattait sa statue. Suit une citation de Laforgue de 1886 en 1° : « Pour moi déboulonner etc. » et puis en 2°, toujours dans ce B figuré le verbe signifie « destituer quelqu’un de son poste, de sa place : « il a été déboulonné aux dernières élections ». Dans le cas qui nous intéresse ici « déboulonner » n’est, je pense, ni strictement réaliste (il n’y a pas de boulons), ni vraiment métaphorique (on retire bien des statues). D’après les quelques recherches que j’ai faites sur Google Books, j’ai vu, qu’encore dans les années 1950, les mots « déboulonner » ou « déboulonnage », sont
écrits avec des guillemets, dans le sens métaphorique justement. J’ai repéré un article intitulé « Déboulonnade » – dont je n’ai pas conservé la référence – ; il s’agit bien de « déboulonnade », avec un D , mais je me demande s’il ne s’agit pas d’une coquille car, ensuite dans l’article en question, il est toujours écrit « déboulonnage » ; mais, par ailleurs le suffixe –« ade » peut avoir un sens péjoratif 2 (« déconnade » par exemple) ; donc, il se peut que l’auteur l’ait employé volontairement dans le titre, je ne sais pas. Voilà pour ce mot déboulonnage.


Merci. Nous notre idée, c’était d’arriver à situer toutes les positions des
acteurs sur ce que l’on a appelé la controverse, même si pour certains il n’y a pas de controverse d’ailleurs, avec l’idée que soit il faudrait les conserver, les conserver et les transformer, soit les retirer tout simplement, et toutes ces réponses que vous évoquez à la fin de votre livre.

 

Dites-moi, je vous pose la question – des avis m’ont un petit peu étonnée dans des comptes rendus critiques de mon livre – avez-vous compris mes positions ? Pensez-vous que j’ai exprimé mes propres idées, relativement précises, ou que j’ai exposé des thèses diverses en me tenant à distance ?


Vous êtes plutôt dans la deuxième position mais je pense, sur les comptes
rendus que j’ai regardés de votre livre, c’est vrai qu’eux, sur ce sujet-là, puisqu’il a été médiatisé comme « faut-il ou non déboulonner les statues », ils prennent cet angle-là. Allons chercher dans ce livre-là, si on y va ou on y va. Mais non, vous aussi vous faites une cartographie en disant, « bah voilà, X il peut dire ça, Y et le CRAN dire ça, etc ». Et à la fin, c’est plus dans l’ordonnancement de vos arguments, vous hiérarchisez des positions qui se rapprochent plus ou moins de votre position


Alors, je me rapproche plutôt de quelle position ?


Bah, dans la forme de votre livre, vous terminez sur ce que vous n’appelez
pas des « contre-monuments », mais sur le fait d’ériger des autres symboles. Et vous montrez même que des nouveaux symboles ont été érigés, donc que la réponse, que le processus est déjà en marche.


Mais, est-ce que l’on voit que je suis hostile au fait de retirer et a fortiori de
détruire des monuments ? Vous l’avez senti, ça ou pas ?


Détruire, moi j’ai senti que vous étiez plutôt hostile au fait de détruire.


Et retirer ?

 

Retirer, pas forcément


ha, ha ; en fait, je suis complètement hostile au fait de retirer. Mais un historien doit garder effectivement ses distances et ne pas lancer la polémique. Le Figaro m’a reproché d’être prudentissime ; d’autres m’ont félicitée de garder mes distances. Un autre encore a estimé que je laisse éclater mon « exaspération » dans ma conclusion. Le meilleur compte-rendu que j’aie lu, jusqu’à présent, est sorti récemment (sur un site que je ne connaissais pas d’ailleurs, Nonfiction), il a été rédigé par un moderniste, et non un contemporanéiste, Édouard Klos (c’est un doctorant en thèse, en histoire moderne, à l’université de Lyon 2). C’est un long compte-rendu et c’est vraiment le plus subtil de tous les comptes rendus que j’aie lus, parce qu’il a vraiment compris.

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Parce que, vous si vous deviez revenir sur l’ambition de ce livre, vous diriez quoi ? Comment vous le caractérisiez ? Le but, c’est de décrire ? De faire la première étape de description ?

 

Je dirai analyser plutôt que décrire. Décrire pour un historien, c’est plutôt « bas de gamme ».


Bah en même temps, vous posez beaucoup de choses.


Avancer des faits et les analyser, et en tirer certaines conclusions. C’est ce que j’ai voulu faire en effet.


Justement, dans la façon dont votre livre est construit, comment dire, vous avez été réunir des informations très disparates pour arriver à les ordonner toutes ensemble et commencer l'analyse. Et probablement quand on les lit toutes ensemble, ce qui ressort le plus c’est que justement, ce travail-là n’existait pas.

 

Non.


Justement, j’aurais voulu savoir, est-ce que pour vous, c’est une première étape, où vous faites ce que j’appelle, vous rassemblez les données nécessaires pour commencer à analyser ce problème-là. Ou est-ce que pour vous, vous avez abouti à une forme de position sur la question du déboulonnage.


Pour moi, ça ne pouvait pas être une première étape parce que, en 2018, j’ai publié un très gros livre intitulé Un peuple de statues : la célébration sculptée des grands hommes (France. 1802-2018). Donc, dès que j’ai entendu parler d’attaques contre des statues (les premières en Martinique, le 22 mai), mon attention a été immédiatement attirée. Et pour moi, il était évident qu’il fallait que je suive ce qui se passait. En outre, ce livre est vraiment pour moi une deuxième étape en matière de statuaire publique, parce que dans le Peuple de statues, j’ai rédigé un chapitre intitulé « La vie des statues ». Dans cette « vie des statues », j’ai examiné les agressions contre elles, car ce qui s’est passé en 2020, ce n’est pas nouveau. Tout au long du XIX e siècle – pas de manière massive comme sous la Révolution, on n’a jamais eu l’équivalent en matière de destructions, à part l’étape de Vichy qui obéit à une autre logique et ne se compare à rien d’autre –, il y a eu des agressions contre les statues. J’ai d’ailleurs mentionné dans ce chapitre les contestations ditigées contre la statue de Colbert placée devant l’Assemblée Nationale, à partir d’un article de Louis-Georges Tin – qui était encore, je crois, président du CRAN à l’époque – publié dans Libération (28 août 2017), sous le titre « Vos héros sont parfois nos bourreaux ». J’avais mentionné aussi dans Un peuple de statues ce qui concernait les statues de Faidherbe, celles de Lille et de Saint-Louis du Sénégal ; mentionné aussi la statue de Bugeaud, à Périgueux, à partir d’un site dont je ne connais pas les fondateurs, un site probablement périgourdin, où le cas de cette statue était bien étudié. Ainsi, mon livre sur Les statues de la discorde ne peut pas être une première étape pour moi, qu’il s’agisse de la volonté de glorifier les grands hommes par l’intermédiaire de la statuaire publique, ou de la façon dont la statue est considérée, accueillie par la population au moment de l’inauguration et traitée ultérieurement. Pour moi, Un peuple de statues a donc constitué la première strate, et les Statues de la discorde en sont une deuxième. Maintenant, est-ce que c’est définitif ? On peut se poser la question du caractère définitif du livre sur deux angles. Premièrement, je peux toujours recueillir de nouvelles informations relatives à des destructions ou des retraits de statues. Aux États-Unis il y eu de nouvelles destructions ou des retraits après la publication de mon livre, dont une qui n’était pas en place publique – pour ma part, je n’ai considéré que le cas des statues érigées en place publique –, celle du général Lee, qui se trouvait au Capitole et a été retirée le 21 décembre 2020. J’ai aussi entendu parler récemment de statues dont le retrait, antérieur, m’avait échappé, par exemple celle du Dr James Marion Sims, qui se trouvait à Central Park, à New York. Ce médecin gynécologue a fait progresser la gynécologie, notamment en inventant le speculum, mais il a aussi pratiqué des interventions sur des femmes esclaves, sans anesthésie, dans le but d’améliorer sa technique opératoire. Sa statue a été retirée en avril 2018 ; à cette date, il était prévu de la transférer à Brooklyn, au cimetière de Green-Wood où ce médecin, mort en 1883, fut inhumé. J’avais « récupéré » in-extremis la statue de Lincoln, à Portland, renversée le 12 octobre 2020 tandis que le piédestal était tagué avec l’incription « Dakota 38 » (la photographie et l’explication se trouvent dans mon livre). Et, toujours sur ce premier point, j’ai appris récemment que dans la nuit du 5 au 6 mars, très récemment donc, on a détruit en Martinique, dans la commune du Diamant, un buste de Victor Schoelcher ; ou, plus précisément, ce buste a été décapité. On peut trouver sur internet des photographies de la tête qui a roulé sur le sol. Et sur le piédestal, il y a des inscriptions, dont une qui demande : « Fiers d’être colonisés? », ce qui signifie que les Martiniquais qui ont tracé cette inscription estiment qu’ils ne sont pas Français, mais qu’ils forment un peuple étranger colonisé par la France. Il y avait aussi une deuxième inscription : « JM Sonjé ». Je me demandais ce que cela signifiait. Quelquues recherches m’ont appris que Sonjé est le nom d’une distillerie (de rhum, bien sûr) installée dans cette commune du Diamant. Mais elle a été rachetée, je ne sais pas à quelle date, par un très gros financier, le groupe le plus puissant de la Martinique, le groupe Bernard Hayot. Ce Bernard Hayot est un descendant de békés, de planteurs, d’une famille implantée en Martinique depuis le XVII e siècle. Or, justement, les adversaires de Schoelcher et de ses statues estiment que la manière dont la question de l’esclavage a été réglée en 1848 a assuré le maintien de grandes différences économico-sociales entre les planteurs et les anciens esclaves, de telle sorte que les descendants actuels des békés sont riches et que ceux des esclaves sont toujours à la traîne économiquement et socialement parlant. En outre, les opposants au buste du Diamant reprochaient à cette distillerie, d’avoir conçu des étiquettes à caractère raciste. J’ai cherché sur le net des étiquettes
de cette distillerie, j’en ai trouvé deux ou trois, simples, portant simplement le nom de la distillerie, et n’en ai vu aucune montrant, par exemple, une Martiniquaise avec ses créoles. Bref, je n’ai rien vu de raciste, mais je n’ai trouvé que deux ou trois étiquettes. Toujours à propos du premier point, il faut continuer de suivre ces destructions de statues. Je pensais qu’avec l’ouverture du procès de Derek Chauvin, l’assassin de Georges Floyd, qui devait s’ouvrir le 8 mars, le mouvement allait repartir. D’ailleurs, quand j’ai appris la destruction du buste de Schoelcher au Diamant, j’ai pensé qu’il pouvait y avoir un lien chronologique avec le procès de Derek Chauvin, mais pas du tout. Et, à dire vrai, j’ai, pour le moment, d’autres travaux en cours, donc je n’ai pas eu le temps de bien suivre ce qui se passe aux États-Unis ou ailleurs, de vérifier si le procès de Chauvin a relancé un mouvement de destructions. Je ne sais pas si vous en avez entendu parler ; enfin, il faudrait suivre cela de manière assez précise. Venons-en au deuxième point par rapport au caractère définitif ou non du livre. On pourrait formuler ainsi : pourrais-je aller plus loin dans l’analyse, changer mes positions, faire d’autres suggestions (par exemple, à partir de la liste des 318 noms choisis par un comité scientifique voulu par Émmanuel Macron et placé sous l’égide de la ministre de la Ville). Cette liste n’est pas encore publiée officiellement, mais il y a eu des fuites dans la presse. J’ai regardé cela très rapidement hier soir, au passage j’ai repéré le nom d’Annie Cordy, la chanteuse, je n’ai pas bien compris pourquoi son nom figure dans la liste, je ne sais pas quelle est son origine. Mais, comme je viens de vous le dire, j’ai d’autres travaux en cours et ne peux suivre ce dossier très attentivement. 

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Je crois que, dans ce que Macron avait demandé, c’est lié à la féminisation de la statuaire publique.

 

Ah oui, oui, oui, c’était en effet pour qu’il y ait aussi des femmes, pas seulement des figures restées en dehors de la statuaire publique jusqu’à présent. C’était pour féminiser le « stock » ou le parc des statues.


Parce que vous finalement, cette décision-là, ça irait dans le sens de ce que vous préconisez finalement ?


Oui, oui, bien sûr. Les suggestions que j’ai faites dans mon livre ne concernent que des personnages ayant un lien avec la colonisation ou l’esclavage. Effectivement, je pourrais reprendre la question sous l’angle de la féminisation ; j’ai d’ailleurs récemment écrit un article se rapportant à la féminisation, non de la statuaire, mais de calendriers concurrents du calendrier grégorien. Cet article est inclus dans un livre qui vient d’être publié, il s’agit des Actes d’un colloque organisé par la maison Auguste Comte en 2019, intitulé Femmes et positivismes. J’avais présenté une communication se rapportant aux sept versions du calendrier positiviste élaborés par Auguste Comte entre 1849 et 1855. Et ce qui est ahurissant, c’est la présence d’un tout petit nombre de femmes, alors que, par ailleurs, Auguste Comte glorifiait la femme, mais c’était LA femme… Auguste Comte comptait sur la femme, comme sur le prolétaire, pour regénérer la société. Mais, une fois que l’on passe du côté abstrait et théorique de La femme au côté des femmes réelles, hop, celles-ci s’évaporent.
En outre, parmi celles qui figuraient dans ces calendriers, il y avait des femmes plus ou moins mythiques comme Sémiramis (reine légendaire de Babylone). Mais c’est encore pire avec les calendriers de la Libre Pensée ; j’en ai étudié plusieurs, dans lesquels il y a encore moins de femmes. En faisant ce constat, j’avais dressé une liste des femmes qui auraient pu figurer dans ces calendriers au même titre que des hommes, c’est-à-dire des mathématiciennes, par exemple Sophie Germain, des poètes (ou poétesses comme vous voulez), des peintres, par exemple Élisabeth Vigée le Brun qui est une grande peintre. Depuis, j’ai appris qu’elle est statufiée sur la façade de l'Hôtel de Ville – vous voyez ces grandes statues de l'Hôtel de Ville ? –, mais elle l’est sur le retour de l’aile droite (quand vous êtes face à l’Hotel de Ville), derrière la statue d’Étienne Marcel, côté Seine ; mais, pratiquement, on manque de recul et d’espace pour voir ces statues. J’avais établi une liste de noms de femmes qui auraient pu figurer dans ces calendriers. Et bien on pourrait les reprendre pour la statuaire publique. Pour revenir à Annie Cordy, vous la connaissez, vous avez déjà écouté ses chansons ?


Par nos parents.


Ou plutôt vos grands parents je pense ? Bon, je ne suis pas sûre que… je trouve ça un peu ridicule. Je sais bien qu’il y a des bustes de Barbara, Édith Piaf, Dalida, je sais bien qu’Annie Cordy a procuré beaucoup de plaisir à mes propres parents quand ils étaient jeunes, enfin, bref, passons.
Pour en finir avec le côté définitif ou non de mes travaux sur la statuaire publique, comme j’ai plusieurs travaux en cours qui n’ont rien à voir avec cette question, je ne suis pas prête à passer à une troisième étape.


J’avais quelques questions sur ce que vous avancez dans ce livre-là [Les statues de la discorde], sur le fait que le parc des statues est plus disparate qu’il en a l’air, sur les statues qui ont été contestées. C’est vrai que c’est l’un des traits du livre, le fait que par exemple, la statue de Christophe Colomb ait été contestée deux fois à Rouen, alors que sa statue en Guadeloupe n’a pas du tout été contestée.


Oui, oui, j’ai été très étonnée de cela, très très étonnée.


Du coup, je me suis demandé, selon vous, qu’est ce qui se joue derrière ces contestations là ? Est ce que c’est en fonction des figures ou des lieux ? Est ce que c’est des actes idéologiques et politiques...

 

Déjà je dois préciser, pour le Christophe Colomb de Guadeloupe, que c’est
sous réserve que je n’aie pas manqué une information. La difficulté est que je ne peux jamais être sûre que je dispose de toutes les informations, et ce malgré les heures passées sur Internet en « bidouillant », en variant au maximum l’intitulé de mes recherches. Mais je pense que je n’aurais pas pu « rater » le Christophe Colomb de Guadeloupe ; s’il avait été vandalisé je l’aurais forcément trouvé. Mais pardon, je vous ai coupé.


C’était sur le fait que, en interrogeant les acteurs, ce qui revient beaucoup, c’est l’enjeu mémoriel qu’il y a derrière…

 

Oui bien sûr.


En gros, quand on vous lit, à la fin je crois, vous dites que derrière il y a des actes idéologiques et politiques et du coup, j’aurais voulu savoir si le fait d’être un acte idéologique et politique, pour vous, ça légitime ou pas ces contestations ?


Ah non ! Non ! Vraiment pas ! Je vais répondre en plusieurs temps. Pour reprendre le cas de Christophe Colomb en Guadeloupe et à Rouen, je n'ai pas eu la possibilité de bien l’expliquer dans le livre parce que j’avais un contrat qui me donnait un nombre de signes limité. Tout au long de la rédaction, j’ai dû trancher entre ce qui, à mes yeux, était indispensable ou ne l’était pas, pratiquer une gymnastique comptable constante. Donc, je n’ai pas pu expliquer ce qui a trait au Christophe Colomb de Rouen. En réalité, j’ai bien cherché qui pouvait se trouver derrière le double vandalisme dont le buste a été victime. Il se peut, ce n’est qu’une hypothèse, que la responsabilité en incombe à une association nommée « Mouvement Floyd » (comptant parmi ses leaders une femme noire née d’un père sierra-léonais et d’une mère ivoirienne), ou du moins à certains de ses membres.
Cette association a organisé deux manifestations en juin, la première a mobilisé de 1500 à 3000 personnes, la seconde de 500 à 1000 (Rouen compte plus de 110 000 habitants). Si l’hypothèse est juste, on peut se demander quelle est la part de représentativité, de légitimité des responsables. Suffit-il qu’existe un petit groupe de gens déterminés, voire une seule personne, qui décide un beau jour de prendre un marteau ou un pot de peinture rouge pour légitimer le vandalisme, au nom de l’idéologie ?
La statue de Colbert devant l’Assemblée nationale ? J’ai visionné la vidéo publiée par la Brigade antinégrophobie. On voit tout d’abord un petit groupe s’engouffrer dans le métro, il ya trois ou quatre personnes, notamment la personne qui filmait et Franco Lollia (le leader de la Brigade anti- négrophobie), qui a peint « antinégrophobie » sur le piédestal de la statue de Colbert (qui avait déjà, antérieurement, reçu des jets de peinture). Ces personnnes représentent la brigade anti-négrophobie d’État dont il est actuellement, je crois, impossible de connaître le nombre de membres. Derrière ces actions, il y a des groupuscules et il y a toute une mouvance composée de [phrase inachevée] Je vous signale qu’hier j’avais un entretien pour le site de la Fondation Jean Jaurès ; ces questions-là ont été abordées (ça sera en ligne dans une dizaine de jours). J’y parlais, parce que la question m’a été posée, des groupes qui sont derrière ces agissements. Il y a la Ligue de défense noire africaine, la brigade anti négrophobie d’État, le CRAN – encore que le CRAN soit très « raisonnable » –, le Front uni des immigrations et des quartiers populaires (qui existe au moins dans le Nord de la France et peut-être ailleurs), les Balades décoloniales, diverses entités régionales… Bon, il y a toutes ces associations qui sont des associations à caractère idéologique et politique marqué, et c’est bien au nom d’une idéologie et d’un but politique que leurs membres mènent des actions contre les statues. Moi, qui partage une idéologie et un autre idéal politique, je ne peux qu’être contre ; mais j’y suis opposée aussi, parce que les justifications qu’ils donnent de leurs actions reposent sur une lecture qui me paraît complètement malhonnête. A ce propos, l’exemple de Schœlcher est particulièrement parlant, parce qu’on le présente sans tenir compte de l’évolution de sa pensée, de ses écrits, de ses discours, ou on les utilise en fabriquant des citations tronquées, détachées de leur contexte. Aimé Césaire lui, dans tous ses discours et écrits, rend hommage à Schoelcher et rappelle ses positions. Les militants les plus anciens – que ce soit Armand Nicolas, Gilbert Pago ou d’autres –, qui ont réfléchi sur le cas des statues de Schœlcher et estimé qu’il occupait une trop grande place dans le souvenir de l’abolition de l’esclavage, au détriment des esclaves eux-mêmes, n’ont jamais pensé à déboulonner ou faire déboulonner ses statues ; ils ont simplement estimé que le rôle des esclaves, de leurs révoltes devait être pris en compte et mis en lumière. Or, maintenant, on entend de jeunes militants expliquer péremptoirement que Schoelcher (qu’ils n’ont pas dû lire) était un faux abolitionniste, qu’il s’est rallié à la thèse de l’abolition complète et immédiate tardivement, pratiquement à la veille du décret du 27 avril 1848, alors qu’en 1840-1842, il avait abandonné ses idées primitives d’une abolition progressive pour préconiser une abolition entière et immédiate. Ces manipulations, ces mensonges me révoltent (en tant qu’historienne).

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C’est intéressant ce que vous dites parce qu’on a pu interroger Françoise Vergès qui elle s’oppose aussi à la présence de Colbert devant l’Assemblée Nationale, mais pas au regard de son implication coloniale mais du fait que Colbert était un acteur d’un régime monarchique et qu’il n’avait pas sa place devant l’Assemblée Nationale.

 

Alors là, mais c’est un contresens absolu.


Elle expliquait que cette statue avait été érigée sous le premier Empire ...


Oui, elle a été érigée sous le premier Empire (en 1810), mais il y a beaucoup d’historiens républicains qui ont expliqué que, précisément, la Troisième République, une fois installée (vraiment installée, à partir des années 1876-1879) a conservé de l’histoire de l’Ancien Régime tout ce qui avait contribué à la construction de la France et à sa grandeur. Colbert c’était, entre autres, les manufactures… Si la République devait se désolidariser de la statue de Colbert, il faudrait aussi enlever les trois statues de Louis XIV érigées à Paris, Lyon et Montpellier. Elle [Françoise Vergès] enlève toutes les statues de Napoléon aussi ? Elle détruit toutes les statues correspondant à l’Ancien Régime ? Et que faire des statues de Richelieu dont dépendait Pierre Belain d’Esnambuc, fondateur du premier comptoir martiniquais, dont le statue fut détruite à Fort-de-France
en 2020 ?


Je ne suis pas sûr que ce soit la bonne décision. Sur Colbert... Je pense que c’est plus discutable que sur d’autres figures.


Mais pourquoi ? Puisque vous me dites que ce n’est pas à cause de l’esclavage ?

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En fait dans l’entretien, elle a mis de côté les arguments concernant l’esclavage et elle s’est concentrée sur ces arguments-là. Bien que, j’imagine, elle s’oppose aussi... (coupé)

 

A ce moment-là, je vous dis, il faut aussi enlever la statue d’Henri IV sur le Pont-Neuf, il faut enlever la statue de Louis XIII dans le square des Vosges. Il faut enlever la statue... (coupé)


Je pense qu’elle veut dire, que ces statues dont vous parlez, ne blessent pas une partie de la population, la mémoire d’une partie de la population.


Ah, d’accord. Je ne suis pas sûr que les statues de Louis XIV ne blessent pas la mémoire des protestants. La révocation de l’édit de Nantes, ça vous dit quelque chose ? Toutes les révoltes populaires des paysans bretons pendus aux branches des arbres le long des routes, dont parle Madame de Sévigné ? Hum ? De nombreuses statues, certainement, sont susceptibles de blesser une mémoire.


Bien sûr. Mais je pense qu’elle dit que la question se posera pour chaque statue qui sera contestée. Il ne s’agit pas de dire : « Réévaluons toutes les statues », mais plutôt « la statue de Colbert a été contestée, aujourd’hui » (coupé par Jacqueline) et ça pose un problème »


Mais vous connaissez beaucoup de statues qui ne sont pas contestées ? Je peux vous dire que quand on a érigé une statue du général De Gaulle à Nice il y a quelques années, tous les pieds noirs étaient vent-debout. Il y a des municipalités où les gens de droites n’ont pas supporté que l’on érige une statue à Jean Jaurès. J’ai beaucoup d’autres exemples en réserve (Urbain II à Clermont-Ferrand, La Boétie à Sarlat, Ernest Renan à Tréguier, Edgard Combes à Pons, Du Guesclin à Rennes et à Broons, etc.)

 

Du coup, n’est-ce pas à l’échelon municipal, les gens n’ont-ils pas voix au chapitre... ?(coupé)


Mais sur quelles bases ?


À partir d’un travail historique qui démystifierait la figure de Colbert, qui n’est pas l’auteur du code noir, ce que vous racontez dans votre livre ... (coupé)


Mais alors, est-ce que les gens de droite vont démystifier (ou démythifier) la figure de Jaurès ?


Au fond, ce que les acteurs mettent en valeur, c’est que la mémoire est toujours présente. Vous ne pensez pas que la mémoire est toujours présente ? Et que chaque jour, on peut choisir, que c’est à nous de choisir si Colbert doit être exposé dans l’espace public ?


Et la génération d’après aussi ?


Elle pourra décider de mettre une autre figure devant l’Assemblée Nationale.


Donc, on va passer son temps dans un pays à regarder les statues et à se dire « Bon celle-là, ça va pour aujourd’hui » ? Mais...c’est hallucinant.

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Ce qu’avancent les historiens qui disent que c’est uniquement une question mémorielle, c’est une réponse en terme de valeurs « Une statue véhicule des valeurs dans l’espace public »... (coupé)


Alors, je vous arrête tout de suite : si les statues avaient bien été conçues pour véhiculer quelque chose, en fait, elles ne véhiculent rien du tout pour la bonne raison que quasiment personne ne les regarde. Le côté extrêmement paradoxal de toute cette affaire, c’est que des statues auxquelles personne ne prêtait attention, des statues représentant des hommes que personne ne connaissait ont été portées (métaphoriquement) sur la place publique, à la connaissance de tout le monde, par l’action des détracteurs de leurs statues. C’est absolument extraordinaire.


Si elles ne véhiculent rien, pourquoi les laisser dans l’espace public ? Pourquoi posent- elles problème alors ?

 

Première partie de la question : il faut les conserver parce que ce sont des œuvres artistiques, patrimoniales, parfois réalisées par de grands sculpteurs. Par exemple la statue de Victor Schœlcher qui a été abattue à Cayenne est une œuvre de Louis-Ernest Barrias, un grand sculpteur, auteur de la statue de Bernard Palissy près de l’église Saint-Germain des Prés (dont je vous parlais tout à l’heure, avant le début de l’entretien) et de diverses autres statues. On ne peut pas traiter des statues, qu’elles soient de marbre ou de bronze, mais surtout si elles sont de marbre – quand elles sont brisées, elles le sont de manière irrémédiable, irréversible – comme on traite un réverbère ou une corbeille à papier. C’est tout.


Mais si dans une localité on n’en veut plus dans l’espace public, imposé au visage de tous... (coupé)

 

Mais qui n’en veut plus ? Vous allez faire quoi ? Un sondage ? Un référendum ? Et qui vous dira que les gens sont suffisamment informés pour répondre.


Par exemple, parmi les acteurs interrogé, il y a Yoann Lopez, en charge du patrimoine à Bordeaux. On lui a posé ces questions. Comment ça se passe au niveau municipal de mener une politique de mémoire ? Lui était formellement contre le fait de retirer les statues pour des raisons patrimoniales... (coupé)

 

Et bien oui. C’est exactement ma position.


Et ensuite, lui, l’acceptait comme étant un problème. Il disait « Comment savoir si la mémoire est bien traitée à Bordeaux ? On a fait un sondage sur un échantillon représentatif de la population ».


Je connais cette affaire-là. J’ai suivi de très près tout ce qui s’est fait à Bordeaux et j’ai lu leur questionnaire.


A partir de ces revendications-là, du travail avec les associations, les élus locaux ont pu un rapport de commission en disant... (coupé)

 

Oui oui je connais tout ça. Je connais tout ça, et c’est de ce rapport qu’est sortie la statue de Modeste Testas.

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Voilà.


Je connais parfaitement.

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Donc, ce type de processus. Ne pourrait-on pas imaginer que ce sont des moyens de traiter des questions mémorielles à l’échelle locale et pourquoi pas à l’échelle nationale ? Si des associations qui représentent des mémoires blessées, et que chaque mémoire peut être blessé... (coupé)


Écoutez, lisez Racé de Rachel Kahn qui vient de sortir. Lisez les névroses identitaires d’Élisabeth Roudinesco (Soi-même, comme un roi). Lisez le long texte que j’ai cité en conclusion avec des coupures, de Frantz Fanon, Peau noire, masques blancs. Le grand problème actuellement, c’est qu’il faut effectivement réfléchir aux blessures de la mémoire, des mémoires, et aux processus de victimisation qui sont activés. Pourquoi pendant des lustres, des lustres et des lustres, des jeunes Martiniquais ont-ils pu voir la statue de Victor Schœlcher à Fort-de-France sans se sentir insultés, injuriés (pour reprendre les termes de la jeune Alexane Ozier-Lafontaine) ? Pourquoi brusquement, certains d’entre eux estiment-ilsqu’ils sont blessés par une statue qu’ils regardent comme injurieuse et insultante ? Est-ce une prise de conscience de leur part ? Ont-ils un beau matin regardé sa statue en s’écriant : « Oh, cette statue c’est une injure c’est une insulte ! ». La sensibilité politique martiniquaise a évolué, c’est certain, les difficultés socio-économqiues, l’emploi du chlordécone dans les bananeraies – et le cortège de cancers accompagnant l’emploi de cet insecticide – ont attisé les sentiments de révolte. Mais Schœlcher doit-il en payer le prix ? Les militants plus âgés et plus aguerris qui se trouvent derrière les jeunes déboulonneurs ont-ils moralement le droit de leur souffler ou de leur laisser répéter des citations tronquées et mensongères ? Plutôt que de souffler sur les braises ne feraient-ils pas mieux d’examiner l’histoire rationnellement, textes en mains ?

 

Si on prend l’exemple de la statue de Schœlcher qui a été détruite, avec la petite fille où il tend la main. Est-ce que cette représentation-là ne pose pas problème ?


J’en parlais justement hier à la Fondation Jean Jaurès, mais avec une personne qui était beaucoup plus indulgente que vous dans ces questions – rires-


Je ne dis pas que c’est ce que je pense.


Oui d’accord. Bon, je lui disais, je lui parlais d’un cours (en visio) que j’ai fait récemment pour des étudiants de l’Université de Lausanne – interruption - Vous avez combien de temps pour l’entretien ?


Jusqu’à 12h15.


Ça va, j’ai encore le temps. Je peux encore vous dire mes quatre vérités. Bon, donc, les adversaires de la statue de Schœlcher à Fort-de-France estiment qu’il s’agit (ou plutôt qu’il s’agissait puisqu’elle est brisée maintenant) d’une statue paternaliste, parce que Victor Schœlcher est penché vers la petite fille qui le regarde et lui envoie un baiser. Mais décider que c’est une statue paternaliste, c’est déjà une construction iséologique a priori. Pour ma part, quand je regarde une photographie de cette statue, je ne vois pas de paternalisme, mais de la tendresse réciproque entre l’homme qui vient de faire abolir l’esclavage et la petite esclave qui vient d’être libérée. J’y vois une statue pleine de tendresse, d’autres y voient une œuvre exprimant de la condescendance et du mépris. Mais où est la vérité ? Qui décide qu’un regard, une manière de voir est plus juste qu’une autre ? J’ai réellement été très étonnée quand j’ai appris que cette statue était interprétée de la sorte, que d’aucuns la trouvaient insultante. Je ne l’avais jamais vue comme cela. J’y voyais un homme se penchant avec tendresse vers une petite fille et posant une main sur son épaule. Aurait-il fallu qu’il s’agenouille devant elle ? S’il s’était agenouillé pour être à sa hauteur – est-ce que cela serait mieux passé ? Ça ne vous est jamais arrivé de regarder un enfant de haut (au sens strict et non métaphorique de l’expression) ? Ça arrive à tout le monde dans la vie. Vous décidez que c’est paternaliste ou vous décidez que c’est tendre. Voilà.


Mais ce n’était pas n’importe qui, Schœlcher, avec ce qu’il porte et ce qu’on lui a fait porter ?


Ça c’est autre chose, vous changez de sujet-là. En revanche, par rapport à Schœlcher et à un individu placé à côté de lui, il y a l’exemple d’un autre monument, que je trouve effectivement plus problématique.


Avec l’esclave ?


Oui, à Cayenne, Schœlcher a encore le bras sur l’épaule d’un jeune homme, esclave libéré, qui se tient à côté de lui. Le bras sur l’épaule, ça ne me choque pas, ça m’arrive très régulièrement...(coupé)


C’est le fait qu’il soit dévêtu.


Voilà c’est ça. C’est effectivement choquant. Barrias n’a pas fait quelque chose de très intelligent, parce que, effectivement, Schœlcher est revêtu d’une longue redingote et le jeune esclave, qui a pratiquement la même taille que lui par ailleurs – ils sont quasiment à même hauteur – est vêtu d’un pagne, ce qui est parfaitement ridicule, car les esclaves des plantations ne travaillaient pas en pagne. Ils portaient des pantalons, des blouses, tout ce que vous voulez ; ils étaient mal vêtus. C’était des vêtements très simples mais ce n’était pas des pagnes. Ce pagne aurait-il valeur métaphorique pour représenter ce que l’on n’appelait pas encore la négritude. Quoi qu’il en soit, je comprends que cela indispose. Je comprends très bien que des statues posent problème. La statue du général Bugeaud, à Périgueux, me pose problème, enfin, pas la statue elle-même, mais l’inscription gravée sur le piédestal. Mais faut-il détruire ou simplement retirer les statues problématiques ? Pour moi, non. A cause de leur caractère patrimonial.


Justement, à ce propos, on a interrogé Bertrand Tillier. Il parlait du processus de déplacement dans un musée des statues pour les neutraliser, garder l’aspect patrimonial mais dire « on ne le met plus dans l’espace public ». Qu’est-ce que vous en pensez ?


Je pense tout d’abord qu’il y a des statues qui trouveraient difficilement leur place dans un musée. Je pense notamment à la statue équestre de Faidherbe ou à celle de Napoléon à la Roche-sur-Yon (le piédestal est très haut, la statue elle-même l’est). Bon. D’autre part, comme Françoise Vergès le faisait remarquer « Mettre les statues dans un musée : personne n’ira les voir. Il y a très peu de gens qui vont dans les musées », enfin, quelque chose d’approchant. On conserve le côté patrimonial, mais parfaitement neutralisé.
- silence -
Ah Bertrand, il est pour la muséification ?

​

Il dit que c’est un mécanisme possible. Il évoquait surtout les parcs de statues. Mais il ne l’a pas plus développé que ça. Dans les solutions possibles, l’idée de parc est innovante. Il avait le regard vers l’est. A Berlin, en Allemagne de l’est, ils ont fait mieux que nous dans cette manière de concilier les mémoires entre elles.


Je ne suis pas sûr qu’en France, il n’y aurait pas des gens qui iraient vandaliser les statues dans un parc (rire). Je ne sais pas. Pour moi la bonne solution, c’est vraiment, mis à part les panneaux explicatifs – mais je pense que les gens ne liront pas plus les panneaux explicatifs qu’ils ne lisent les inscriptions sur un piédestal –, c’est de multiplier le nombre de statues, avec de nouvelles statues pour de nouveaux héros, ou alors, comme en Martinique ou en Guadeloupe ou encore en Guyane, avec des statues représentant non une personne donnée, identifiable, mais un type humain, par exemple, le type de l’esclave marron, ou le type de l’esclave révolté. En Martinique, en Guadeloupe, à la Réunion, il y a de très beaux monuments montrant des esclaves venant de se libérer de leurs chaines. Je pense plus particulièrement à un monument qui se trouve en Guyane ; il représente un couple d’esclaves : l’homme et la femme sont dos-à-dos, lui a les bras levés vers le ciel, il vient de briser ses chaines, on les voit pendre à ses poignets ; elle, vient de lancer un oiseau, symbole de liberté, vers le ciel. En Guadeloupe, il y a une intéressante statue de « Nègre marron », à Saint-Anne (elle a été vandalisée récemment).
C’est cela que je redoute aussi. Si on se met à vandaliser les statues d’un certain genre (celles qui représentent des hommes blancs à qui l’on adresse des reproches), d’autres, par mesure de représailles vont vandaliser des statues d’esclaves ou d’hommes noirs. Dans un parc de Pau, on a vandalisé à deux reprises en 2016 et 2020 une statue d’esclave datant de la fin du XIXe siècle, placée en cet endroit au début des années 2000 ; les vandales de 2020 ont tracé l’inscription White Lives Matter. A Barentin, la ville « aux cent statues », on a vandalisé la statue du « chef africain » ; là on a retrouvé une inscription du genre « les nègres dehors ». Donc vous voyez, c’est ça que je redoute aussi, c’est qu’une guerre des statues aboutisse à des vandalismes réciproques et je trouve ça lamentable. Je plaide donc pour d’autres monuments. En Martinique, au Diamant, existe un ensemble monumental nommé Cap 110-Mémoire et Fraternité (voir l’article sur Wikipédia) : ce sont des dizaines de statues toutes blanches, des bloc mal dégrossis, quasi fantomatiques, tournés dans une direction, d’où le nom de 110 qui correspond au degré d’orientation vers le golfe de Guinée, l’endroit d’où venaient ces esclaves. C’est visuellement et conceptuellement très fort. Il faut multiplier ce type de monument, représentant une personne donnée (Toussaint-Louverture, Louis Delgrès, Solitude…), ou des types d’hommes ou de femmes. Je trouve que c’est la chose à faire.


Donc vous ne croyez pas à cette idée de « consensus mémoriel » que l’on retrouve parfois dans les positions de certains acteurs ? L’idée, ce serait dire qu’il y a le parc tel qu’il est, et qu’il faudrait compenser. Ce serait une histoire quantitative. On chercherait l’équilibre de cette manière-là.


En effet, c’est ce que je vous dis. Mais cela dit (rire), pour qu’on arrive à compenser, il va falloir en ériger un paquet, de nouvelles statues.


Est-ce que vous faites vraiment la différence entre l’outre-mer et la métropole pour les solutions à adopter ? Ils sont en avance du coup.

​

« en avance », c’est un jugement de valeur que vous énoncez, ils sont sur des positions plus radicales, je dirais, en avance ou en retard je n’en sais rien. Mais enfin, ils sont sur des positions beaucoup plus radicales. Effectivement la situation n’est pas du tout la même. Mais comme me l’a fait remarquer une étudiante de Lausanne : « vous êtes une femme blanche métropolitaine ». Oui, je suis une femme blanche métropolitaine, effectivement. Je suis même bourguignonne, en plus. Je ne sais pas si c’est une qualité ou un défaut (rire). Bon. Donc, c’est sûr et certain, je n’ai pas la sensibilité des personnes martiniquaises, descendantes d’esclaves puisque je ne suis ni martiniquaise, ni descendante d’esclaves. J’observe néanmoins que, parmi les Martiniquais, vraisemblablement descendants d’esclaves – je pense à Armand Nicolas, à René Benelus, à d’autres historiens, écrivains, hommes politiques – certains sont opposés à ladestructions des statues. Donc déjà on ne peut pas dire que tous les Martiniquais, tous les Ultra-Marins sont sur le même plan. Il y a manifestement un mécanisme générationnel actuellement observable, qui semble correspondre à des niveaux différents de culture et de connaissances historiques. Des gens comme René Belenus, Gilbert Pago, Armand Nicolas, Louis-Georges Tin en savaient ou en savent certainement plus sur l’histoire de la Martinique que la jeune Alexiane Lafontaine, que les jeunes bloggeuses, manifestants et manifestantes qui ont abattu les statues. C’est très différent. En Martinique et en Guadeloupe, à La Réunion, il y a déjà de nouvelles statues. En Guadeloupe, il existe des dizaines de bustes de Louis Delgrès (qui a combattu contre le rétablissement de l’esclavage et qui s’est fait sauter avec ses compagnons dans l’habitation Danglemont au lieu-dit Matouba). En ce lieu, existe une statue assez extraordinaire, je n’ai jamais vu une statue pareille. Le sculpteur a représenté le corps de Louis Delgrès littéralement explosé ou en train d’exploser. On voit une jambe, un bras, une tête. Vraiment un corps explosé. Ses compagnons de lutte sont autour du piédestal. Récemment, on a aussi fait un monument à Louis Delgrès dans la banlieue parisienne, au Blanc-Mesnil. Ce monument représente un bateau dont Louis Delgrès est la figure de proue ; derrière lui, sur les deux bords du bateau sont sculptés des visages de noirs représentant ses compagnons. En Martinique ou en Guadeloupe, vous avez aussi plusieurs statues de « nègres marrons », vous avez Cap 110, dont j’ai déjà parlé. Vous avez la mulâtresse Solitude, représentée en Guadeloupe (elle l’est aussi en banlieue parisienne, à Bagneux, et, en principe, elle le sera prochainement à Paris). Donc, on ne peut pas dire que les Martiniqauis, les Guadeloupéens n’ont pas sous les yeux des monuments positifs et valorisants. De même à La Réunion, où s’élèvent les statues contestées de Mahé de la Bourdonnais et de François de Mahy, il y a un certain nombre de statues représentant les esclaves qui s’étaient révoltés en1811. Donc, on ne peut pas dire que rien n’est fait, qu’on laisse les choses en état. Alors autant je comprends, pour reprendre l’exemple de La Réunion, que des gens puissent être agacés, blessés par les statues de Mahé de la Bourdonnais, de François de Mahy – enfin, je le comprends sans le comprendre - …(Jacqueline perd son idée)

 

Vous disiez que les personnes qui s’opposaient et qui vandalisent ces statues-là avaient un projet politique bien particulier. Est-ce que vous pouvez le qualifier ?


Je n’ai pas à le qualifier. Je n’ai pas à donner un jugement de valeur sur ces politiques

 

Oui non mais dans le sens, comment est-ce que vous le comprenez ?


Par exemple, pour la Martinique, notamment, je crois savoir que tous les gens qui contestent les statues de Victor Schoelcher, sont des indépendantistes, ralliés au mouvement RVN (Rouge, Vert, Noir) et qui appartiennent par ailleurs au MIR (Mouvement international des réparations) un mouvement qui demande que tous les descendants d’esclaves reçoivent des réparations au titre des dommages dont on souffert leurs ancêtres. J’ai entendu le leader de le Ligue de défense noire africaine – dont le vrai nom est Sylvain Afoua, qui a pris le pseudonyme de Béhanzin (Béhanzin était le dernier roi d’Abomey ; il a été kidnappé par la France, de manière fort peu élégante puisqu’il croyait qu’il allait rencontrer le président Sadi Carnot je suggère d’ailleurs qu’on lui fasse un buste quelque part, mais bon c’était, paraît-il un sale bonhomme, on raconte des histoires de sacrifices humains, ça ne parait pas très clair). Bref, j’ai écouté Béhanzin affirmer que la France devait vendre les églises de Martinique et de Guadeloupe pour donner l’argent aux descendants d’esclaves, que tous les descendants d’esclaves martiniquais et guadeloupéens devaient recevoir du sucre gratuit toute leur vie, etc. Mais, comme me le faisait remarquer X, elle-même d’origine martiniquaise, qui a travaillé sur toutes ces questions, en Martinique ou en Guadeloupe, avant même l’abolition de l’esclavage, il y avait beaucoup d’enfants issus d’une union entre un maitre et une esclave ; c’était, pour prendre un exemple célèbre, le cas du chevalier de Saint George (en voilà un qui pourrait avoir sa statue, il a une rue à Paris, une place à Lyon, on pourrait aussi lui faire une belle statue). Après l’abolition et au fil des décennies, il y a quand même eu beaucoup de mariages mixtes entre descendants de békés et descendants d’esclaves. La même personne peut être à la fois la descendante d’une esclave et celle d’un planteur.

 

Le cœur de la controverse se trouve entre plusieurs disciplines, on dit qu’actuellement le champ disciplinaire n’est pas défini pour définir ces questions de réparations, de ce qui est dû ou non aux populations. Que pensez-vous de l’état des sciences sociales sur la question ?


Par rapport à la mémoire ? Par rapport aux réparations ?


Ce que laissait sous-entendre Bertrand Tillier, il disait : « pourquoi les réactions sont aussi vives sur ce sujet là, pourquoi on a pas l’impression d’avoir les bonnes références, les bons travaux, ou en tout cas que cela ne suffit jamais assez, c’est parce que les sciences sociales ont du mal à appréhender cet enjeu mémoriel ? »


Je crois que l’enjeu mémoriel échappe (ou tend à échapper) à ce qui est d’ordre scientifique. Des arguments scientifiques viennent difficilement à bout de ce qui se rapporte à la sensibilté et à la mémoire.

Je vous donne un exemple, à partir d’un cours (en vision-conférence), fait à des étudiants de l’Université de Lausanne à propos de mon livre sur Les statues de la discorde. A la fin du cours, une jeune fille m’a dit : « Je suis malheureusement comme vous, une femme blanche, métropolitaine » (j’ai oublié de lui demander pourquoi elle disait « malheureusement ». Peu importe), puis elle m’a posé des questions sur Schœlcher alors que j’avais expliqué tout le processus qui s’était déroulé en Martinique entre le 20 mai et le 23 mai 1848. Une fois, à propos de l’action des esclaves après la mise au cachot du tambour Romain, j’avais employé le mot « insurrection » – je pense qu’il vaudrait mieux dire « révolte » – et peu après, j’ai parlé « des événements des 20-23 mai ». Cette étudiante française me fait observer (sur un ton qui m’a semblé accusateur) : « Madame, vous avez employé le mot « événements » pour banaliser la chose. Vous avez fait exactement comme on fait avec la guerre d’Algérie, qu’on appelle « les évènements d’Algérie ». Je lui ai fait observer que l’on ne pouvait pas mettre sur le même plan ce qui s’était passé en trois jours et une guerre ayant duré de 1954 à 1962, que j’avais dit « événements » comme j’aurais dit « les faits qui se sont déroulés ». Puis je lui demande : « Et vous, quel mot auriez-vous utilisé ? » Elle répond : « Révolution », ce qui permettait de conclure que l’esclavage avait bien été aboli par la Révolution des esclaves. J’ai exposé de nouveau tout le processus depuis la signature du décret du 27 avril, expliqué à nouveau les positions de Schœlcher depuis 1840. Puis, lui ayant demandé si je l’avais convaincue, j’ai reçu cette réponse :« Non pas du tout ». Que voulez-vous que je dise ? Vous avez une personne qui pense qu’il faut détruire les statues de Victor Schoelcher, vous lui expliquez pourquoi tout ce qu’on raconte sur Victor Schoelcher est faux, qu’on a tronqué ses phrases d’un article de 1830, qu’on a menti en disant qu’il était opposé à une abolition complète jusqu’en 1848, menti en disant qu’il ne voulait pas indemniser les esclaves, menti quant à ses positions par rapport aux propriétaires, menti sur son importance politique en 1849 (date du vote de la loi d’indemnisation des anciens propriétaires d’esclaves), vous expliquez tout cela et on vous répond « Je suis pas convaincue » Quant à moi, je suis de plus en plus convaincu que les gens sont accrochés à leurs idées reçues comme un mollusque à un rocher. Voilà. Quand les gens ont une idée reçue, ils ne veulent pas l’abandonner, par confort intellectuel, parce que c’est agréable de rester dans ses petites idées reçues. Vous me direz que moi aussi. Mais, franchement, je ne crois pas, parce que, derrière mes idées, il y a beaucoup de travail, des lectures de sources fiables, et pas des citations falsifiées.


Et du coup ça veut bien dire que sur ces questions mémorielles, pour vous les sciences sociales n’ont pas de prise là-dessus parce qu'on ne parle pas la même langue. Il y aurait le langage de la raison, le langage de l’émotion et en fait, c’est deux sphères qui ont du mal à…


Oui, moi, je le sens comme ça. Je me trompe peut-être, mais je le sens comme ça. Et par ailleurs, si vous vous voulez, puisque tout à l’heure vous disiez « il faudrait faire comme on a fait à Bordeaux, des enquêtes, des référendums », enfin bref ce que vous voulez...Est-ce qu’une génération donnée peut [décider qu’elle ne veut plus d’une statue] ? A diverses reprises, j’ai lu des articles ramenant les statues à la volonté d’un conseil municipal, mais cela ne se passait pas ainsi généralement. Quand une statue était érigée dans un lieu donné, elle l’était généralement été grâce à une souscription publique, nationale, voire internationale. Il est rare que les statues aient été voulues par un conseil municipal : souvent le vœu émanait d’une académie, d’une société, d’un groupement quelconque dont les membres créaient un comité de patronage qui envoyait un appel à souscription à des communes, des conseils généraux, d’autres académies, etc. et qui sollicitait des dons auprès des habitants de la ville et du département concernés. Sur un piédestal de statue, vous pouvez très souvent lire l’inscription « souscription publique » ou « souscription nationale ». Une statue n’est donc pas le fruit du caprice d’un petit groupe d’édiles s’étant un beau jour épris de la figure d’un tel ou d’un tel. C’est plus compliqué que cela.


C’est déjà le cas, il n’y a jamais une personne ou un pouvoir politique derrière une statue, il y a aussi derrière une population…


Oui, c’est ce que je veux dire. La personne qui a l’idée d’une statue, c’est rarement un maire ou un conseil municipal. J’ai souvent observé dans des archives municipales que, quand un maire suggérait une statue au conseil municipal, il précisait qu’il avait reçu par exemple une lettre du président de telle Académie, de telle Société qui demandait s’il ne serait pas opportun, louable, souhaitable d’ériger une statue à Monsieur XXX. La municipalité accepte ou refuse et si elle accepte, elle donne une subvention et un bout de terrain. Mais par ailleurs, comme je viens de vous le dire, une souscription est envoyée dans toutes les directions. Il y a quelque chose de très intéressant quand vous travaillez sur les dossiers de statuaire publique dans les archives départementales ou municipales, vous trouvez des appels à souscription venant de maintes autres villes, maints autres départements (ce qui est d’ailleurs bien pratique pour repérer l’existence des statues). Puis il faut choisir le sculpteur (par concours ou non), choisir le bon emplacement dans la ville (ce qui est parfois très compliqué) et enfin organiser les fêtes d’inauguration qui duraient souvent deux ou trois jours, amenaient des milliers, oui des milliers, de gens venus pour voir la statue, mais surtout, du moins on peut le supposer, pour jouir des réjouissances accompagnant l’inauguration (feux d’artifice, bals, jeux divers, distributions d’argent ou de victuailles aux « indigents »). Et donc est-ce qu’on peut balayer tout cela ? Vous voyez, c’est cela qui me chagrine aussi, ces statues, elles ne représentent pas seulement un homme (ou une femme, mais c’est tellement plus rare !), elles rendent compte d’un souhait, d’un idéal d’une partie non négligeable du peuple, à un moment donné. Mais j’ai bien conscience que ma réflexion est un peu stupide, parce que s’il fallait toujours respecter ce qu’on fait les gens ayant vécu antérieurement, rien ne changerait jamais. Donc, vous voyez que je me considère comme stupide parfois !

Non mais c’est intéressant parce que c’est l’idée que l’histoire de la statue c’est pas l’histoire de la personne représentée, en tout cas pas que.


Pas seulement. Mais une statue représente bien par ailleurs aussi une personne donnée et on le faisait dans une perspective bien précise. Au XIX e siècle, et encore pendant une partie du XXéme, on érigeait une statue dans une perspective d’éducation civique. Sous l’Ancien Régime on érigeait en place publique seulement des statues de rois et puis des statues de saints sur les façades des églises. A la fin du XVIII e siècle, on commence à renouer avec l’idée des hommes illustres de l’Antiquité et de la Renaissance, qui sont des modèles pour toutes les générations à venir. Et, pour que ces figures soient vraiment des modèles, on pense qu’il ne faut pas seulement publier leurs livres, leurs biographies, mais qu’il faut aussi montrer leur figure, on pense que les traits d’un homme sont porteurs d’un sens qui va pousser à les imiter. La Révolution française a interrompu le processus, qui redémarrera au début du XIX e siècle et s’amplifiera progressivement, avec toujours, en arrière-plan, cette idée du modèle à imiter. J’ai un certain nombre de discours d’inaugurations de statues au XIXème siècle très clairs à ce sujet. Je pense notamment à un discours de Gambetta pour la statue de Dupont de l’Eure (président du Gouvernement provisoire en 1848) : Gambetta dit bien que cette statue doit servir à éduquer les jeunes générations. Il y a donc la conviction que les statues vont aider les membres des générations suivantes à devenir de bons citoyens. Il n’en va plus de même au XXIème siècle, mais faut-il, pour autant, balayer tous ceux qu’on a choisis de statufier durant les deux siècles antérieurs ? Il faut aussi prendre en compte un autre aspect dont il n’a pas encore été question : si la statue d’une personne est érigée ici plutôt que là, c’est qu’un lien affectif s’est noué entre l’homme ou la femme (majoritairement l’homme comme vous le savez), entre l’homme statufié et la ville. Pourquoi ? C’est parce qu’il y est né - Gambetta à Cahors - parce qu’il y est mort ou parce qu’il y a accompli de grandes actions. Très souvent les statues se trouvent dans le lieu de la naissance ou de la mort du statufié. Il y a quelques cas exceptionnels, par exemple Jean Jaurès et de Gaulle qui sont parmi les principaux statufiés. J’ai compté pour chacun une cinquantaine de monuments (pour Jean Jaurès souvent des bustes, bustes de première ou deuxième génération puisque ceux qui avaient été détruits sous Vichy ont généralement été refaits). Donc il faut tenir compte de ce lien affectif entre les statues parce que le grand homme statufié ici ou là, il est « l’enfant de la petite patrice » – vous connaissez sans doute l’expression de « petite patrie » et les travaux de Jean-François Chanet – : la petite patrie au sein de la grande patrie, c’est très important pendant tout le XIX e siècle et encore au-delà et sans doute encore maintenant.

Pour revenir à la thématique de tout à l’heure, celle de nouvelles statues pour de nouveaux héros, là il y a un problème qui se pose. L’historien anglais Sudhir Hazareesingh, qui a publié récemment une biographie de Toussaint Louverture, disait dans un récent entretien, qu’il faudrait plus de statues de Toussaint Louverture. Mais il y en a déjà trois en France métropolitaine : le buste de Bordeaux, la statue de Massy, la plus ancienne (que je trouve très vilaine d’ailleurs) et la statue de La Rochelle, par Ousmane Sow, la dernière. Mais il y a beaucoup de « grands hommes » français qui n’ont pas plus de trois statues en France métropolitaine, ou même qui n’en ont pas rois. Paul Bert, moi je ne lui connais qu’une statue en France à Auxerre (elle a d’ailleurs été contestée en 2020), sa ville natale, et un médaillon sur un monument parisien. Est-ce que l’on va ériger partout des statues de Louis Delgrès ou de Toussaint Louverture, deux hommes pour lesquels j’ai le plus grand respect – encore que Toussaint
Louverture se soit très mal conduit quand il était dans l’armée française et non pas dans les troupes contre l’armée française – : dans la plupart des cas, il existe un lien logique entre le statufié et le lieu où est érigé la statue. Vous voyez c’est compliqué.


C’est le même argument quand vous dites par exemple que la statue de Faidherbe à Lille se justifie par son lieu parce que justement il est glorifié en tant que commandant du Nord.

 

Commandant de l’Armée du Nord pendant la guerre de 1870-1871.


Et du coup c’est ce sens là de la statue et elle se doit de rester à cet endroit là.


Oui, parce que – c’est un point que nous n’avons pas encore abordé – quand les gens s’en prennent à des statues ils portent sur elles un jugement tenant à l’image qu’ils ont de la personne sans se demander ce qu’elles représentent réellement et sans s’interroger sur leur caractère patrimonial (cela, je l’ai déjà fait observer) qui leur échappe totalement ; ainsi, je n’ai jamais vu citer le nom du sculpteur ou celui de l’organisme ayant demandé l’inauguration de la statue, jamais vu citer la date d’inauguration. Donc, ignorance absolue de la signification et de l’histoire du monument, et une ignorance que l’on peut estimer volontaire, parce que les adversaires de ces statues semblent ne s’être posé aucune question à leur sujet. Or à Lille, il est manifeste que le monument renvoie à la guerre de1870-1871. Pourquoi ? Parce que, devant le monument, il y a la statue allégorique de la Ville de Lille dictant à l’Histoire les hauts-faits du général et ces hauts-faits se rapportent à deux bas-reliefs à gauche et à droite du piédestal : l’un représente la bataille de Pont-Noyelles et l’autre celle de Bapaume. Certes, dans les inscriptions du piédestal, il est bien mentionné que Faidherbe a été
gouverneur du Sénégal (avec des dates incomplètes d’ailleurs), mais les reliefs et les statues allégoriques montrent bien que c’est le général commandant l’Armée du Nord qui est ici représenté et glorifié.


Mais est-ce que la figure elle porte pas avec elle toute sa vie, tous ses faits.


Mais comment ça elle le porte ? Comme le dit l’un des détracteurs de la statue elle-même, personne ne savait plus à Lille qui il était... c’est ça qui est extraordinaire.


Mais par exemple si on prend ce côté là, c’est dire que la statue a un sens plus fort que les autres, en tout cas il y a le sens qu’on a voulu lui donner. Donc c’est ce sens-là c’est Faidherbe gouverneur du nord. Pardon, commandant du nord.

 

Commandant de l’Armée du nord.


Mais du coup, bien qu’on l’ait érigé pour ça, est-ce que Faidherbe n’est pas aussi gouverneur du Sénégal et du coup toute statue de Faidherbe...
 

*soupire*


Non mais je vous dis ça c’est l’argument qui revient...

​

Oui, oui, je sais.


L'argument, c’est de dire que la statue, elle est toujours équivoque. C’est ça que je veux dire. Elle porte avec elle toute la vie de la personne qu’elle représente. Donc elle, et dans le raisonnement ça fait ça, donc elle devient contestable peu importe ce qu’elle ait fait dans sa vie.


Oui, oui, je sais bien ce que disent les détracteurs de Faidherbe et de sa statue. Pour moi, cela rompt le lien logique existant entre la statue et le lieu. Voilà. Je trouve. De même, vous avez un autre cas, qui est plus problématique d’une certaine manière. Bon pour Faidherbe on a juste la petite inscription « gouverneur du Sénégal » avec les dates du deuxième période gouvernorat, sans celles du premier. Prenons un autre exemple, celui de la statue de Paul Bert à Auxerres qui a été contestée aussi, elle n’a pas été vandalisée, on a simplement posé des calicots, des banderoles avec des inscriptions. En haut du piédestal, tout autour, se trouvent quatre bandeaux de bronze (on dit des jarretières) portant une inscription. L’une d’elles indique : « Résident général en Annam-Tonkin ». Mais les autres inscriptions et deux des trois bas-reliefs se rapportent à Paul Bert en tant que savant ou que monistre de l’Instruction publique. Que vais-je penser de cette statue, que glorifie-t-elle ? Il y a à la fois le savant, le ministre, le colonial. Quant aux incriptions gravées sur la face avant du piédestal, elles rappellent que Paul Bert est né à Auxerre. Finalement, ce monument glorifie beaucoup plus l’Auxerrois, le savant, le ministre que le résident en Annam-Tonkin. Faut-il le détruire, le retirer ? C’est compliqué.

​

Ah mais je suis bien d’accord c’est sûr. Tout est là.


Tout est compliqué, et c’est ça qui me... qui m’agace dans toutes ses affaires autour de ces statues, c’est cette manière de les dégager en « deux coups de cuillère à pot » : voyez paf, à détruire et on expédie à la benne ou au musée, enfin peu importe, alors que tout cela est tellement subtil, tellement complexe ; il faut tout décortiquer, tout...Et comme je vous l’ai dit, certaines statues posent vraiment problème : celle de Bugeaud, elle me pose problème, réellement. Alors j’ai peut-être tort de penser que, malgré tout, il faut la laisser en place. La formule « a pacifié l’Algérie », quand on sait comment s’est déroulée cette « pacification », elle me pose vraiment problème.

 

Concernant la statue de Bugeaud, si l’inscription vous pose problème, vous
envisagez quelle solution?

 

Et bien mettre à côté un grand panneau, que les gens liront ou ne liront pas, pour rappeler la colonisation de l’Algérie ; prononcer des conférences dans la ville, enfin je ne sais pas. Marteler l’inscription ? Pour moi, ce serait aussi un problème. Je me souviens d’avoir, étant adolescente (je devais avoir 13 ou 14 ans), visité le musée Pasteur qui se trouve soit à Dole soit à Arbois, je ne sais plus, et et avoir vu dans le hall de ce musée une plaque de marbre toute martelée : les inscriptions étaient comme effacées. Comme j’ai toujours été curieuse, j’ai regardé attentivement et réussi à voir que c’était une plaque mentionnant le nom de Pétain (parce qu’il avait inauguré ou visité ce musée ?). Cela m’avait paru idiot ! Ce qui a eu lieu a eu lieu, pourquoi marteler ? Les gens ont existé, les faits ont existé. Et quels sont les effets de l’effacement ? Cécile Ramsamy Giancone, docteure en histoire contemporaine (Université de La Réunion, 2018) fait remarquer que les nouvelles générations doivent pouvoir connaître l’histoire « dans sa globalité » et non « sous le prisme unique du militantisme mémoriel ». Pour Prosper Eve, spécialiste de l’esclavage à l’île Bourbon (ancien nom de La Réunion), faire disparaître les statues ne fera pas disparaître « les souffrances des esclaves » ; en outre, cet historien considère les statues comme « un bien mémoriel et patrimonial » dont la disparition « ne rend[ra] pas service à l’histoire ».

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En lisant Emmanuel Fureix, j’ai l’impression que les actes iconoclastes sont souvent liés à des changements de régimes. On est dans une crise politique mais pas dans un monde où on tourne la page, d’effacer pour glorifier un nouveau régime.


Le dernier livre d’Emmanuel Fureix que j’ai lu c’est L’oeil blessé, où il montre très bien qu’en 1830,1848, 1870 il y a pas eu de destructions massives ; on a alors plutôt détruit des symboles, comme des médaillons etc., mais des statues détruites pendant les trois révolutions il y a en eu très très peu.


Ce qui a été amené comme interrogation, c’est que Pétain a été effacé de l’histoire publique


Mais attendez *rires*, il n’y a jamais eu de statue de Pétain dans la statuaire publique ! A dire vrai je connais un monument (en un leu que je préfère ne pas nommer) où il y a a sur un piédestal trois médaillons : Pétain (je crois avoir reconnu le profil de Pétain) et deux militaires étrangers, un Anglais et un Américain. C’est la seule représentation de Pétain (si je l’identifie bien) que je connaisse dans la statuaire publique. L’histoire d’une statue de Pétain récemment détruite ou retirée, à Vichy, vient d’une fake new d’un polémiste et humoriste belge qui s'est amusé à raconter cela et à publier une photographie la photo d’un piedestal vide ; j’étais très étonnée, car je savais qu’il n’y avait jamais eu de statue de Pétain en place publique (bien qu’un sculpteur, François Cogné, ait effectivement réalisé au moins une statue de Pétain). J’ai alors contacté la Bibliothèque municipale et me suis entretenue avec une personne qui a décrypté le montage (une rue de Vichy avec un piédestal qui ne s’y est jamais trouvé). Et les gens ont vraiment cru qu’il y avait une statue de Pétain ! En revanche, il y a bien eu des rues Pétain. La dernière a été débaptisée il y a très très peu de temps, en 2013, à Berlain (Meuse) ; le Pétain glorifié, c’était le Pétain de la première guerre mondiale. Je crois que les statues ne peuvent pas toutes faire consensus, sauf à réaliser des statues représentant non des personnes ayant existé, mais des anonymes, des types humains. Ainsi, rue Bonaparte, près du croisement avec la rue de Vaugirard, il y a la statue, en bronze, d’une jeune femme, coiffée d’un grand chapeau, qui rêve. Ces dernières années, ont ainsi été érigées un certain nombre de statues ne représentant personne en particulier.

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