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"Lorsque le Président de la République a dit “on ne va pas changer une virgule de notre histoire”, c’est un positionnement qui est extrêmement politique."

 

Richard Vassakos

Je m’appelle Richard Vassakos, je suis professeur d'histoire-géographie dans le secondaire, en lycée. Par ailleurs, je suis chercheur au sein du laboratoire CRISES de Montpellier III. Je travaille plus spécifiquement sur la question des hommages publics et particulièrement sur la toponymie urbaine. Tout au long de mon travail, j’ai croisé la question des statues souvent liées aux dénominations. Par exemple sous Vichy, période sur laquelle porte ma thèse, des statues sont déboulonnées à partir d'octobre 1941 et même avant, par des groupes tels que le PPF dont les militants barbouillent ou dégradent les monuments… c’est le cas de la statue Jaurès à Montpellier durant l’hiver 1940. Mon travail porte sur la période de la révolution jusqu’à nos jours. La question de l’hommage public recoupe statues et noms de rues puisque il y a une ordonnance de 1816 qui a été prise par Louis XVIII qui réglemente l'érection de statues ou l’attribution de dénomination à des personnes.

Pour vous brosser un peu le tableau, j’ai travaillé sur la troisième République et la mise en place du corpus républicain des noms de rue, particulièrement dans la région dont je suis originaire c’est à dire Béziers. Ensuite, ma thèse a porté sur le régime de Vichy, sur les changements de dénomination de rues, avec une périodicité relativement large puisque je débute à partir de Munich et je termine jusqu’après la libération et ce sur la majorité des départements de la zone non occupée. Donc voilà, quel est mon domaine de spécialité.

Très bien, merci beaucoup. Alors pour commencer nous nous demandons comment vous comprenez les événements médiatisés au mois de mai, relatifs au déboulonnage de statues représentant des figures liées à l'histoire coloniale et esclavagiste française ?

Alors, euh, vaste programme. (Rire de Naëlle). Moi je le perçois comme un événement qui est directement lié…

Alors excusez-moi de vous couper, mais je crois que vous avez des problèmes de connexion.

“Problèmes de connexion s’intensifient”.

Alors excusez-moi de vous couper, je vous suggère de couper votre caméra, généralement ça passe mieux. Ou alors on peut la couper.

Désolé ça coupait complètement on arrivait pas à comprendre ce que vous disiez.

C’est un événement qui a débuté plus en amont, dès 2017, il y a eu des événements de ce type-là qui se sont produits, et puis même si on remonte plus loin, dans les années 80, il y a déjà eu des troubles qui sont survenus. La statue du commandant Marchand a été prise à partie en 1983 par exemple à Paris. Et donc il y a eu une résurgence à l’été 2017 notamment aux États-Unis autour des statues… (bug). Au mois de mai 2020 on a eu une forte poussée donc tout cela, je pense, s’inscrit dans cette filiation qui est à replacer dans le temps long. D’autre part, c’est lié à un phénomène circonstanciel avec les évènements qui se sont produits aux États-Unis qui ont déclenché ou qui ont, comment dire, servi de catalyseur au déboulonnage.

Je vais me répéter mais il faut voir que cette problématique est plus ancienne. La question des statues, la question des dénominations notamment dans les villes du grand Ouest que ce soit Bordeaux, Nantes etc, c’est quelque chose qui est porté par des associations depuis le début des années 2000. Parfois il y a quelques réponses qui ont été faites, c’est le cas à Bordeaux; Alain Juppé a fait installer une statue de Toussaint Louverture. La discussion a eu lieu et c’est vrai que les événements du printemps 2020 aux États-Unis ont donné une visibilité médiatique qui n’existait pas ou qui était relativement occultée, les médias ont mis le focus dessus ce qui n’était pas le cas. Il y a eu la conjonction de l’assassinat par des policiers et du développement du mouvement de revendication des droits civiques. Et donc, je pense qu’il faut avoir la double temporalité : replacer la question dans un mûrissement qui se fait dans un temps beaucoup plus long et l'événement circonstanciel qui est le printemps 2020 avec les émeutes qui se déroulent aux États-Unis et qui font tâche d’huile. Finalement le fruit est mûr d’une certaine façon et ça se propage un petit peu partout, aux États-Unis évidemment, qui ont été précurseur sur le plan du mode opératoire, mais aussi en Europe où on avait pas eu de tels phénomènes ou en tout cas de telle ampleur, avec le déboulonnage de la statue Colston en Angleterre, des prises à partie de statues en France etc., qui n’avaient pas eu lieu, aux Antilles également puis que Joséphine de Beauharnais, Schœlcher ont aussi été touchés.

Très bien merci beaucoup, Nous nous demandons également comment vous placez le rôle des historiens dans cette controverse ?

Oui alors, ça fait partie du rôle social de l'historien, je crois que l’historien n’est pas là pour juger moi j’ai été beaucoup...pas surpris mais frappé par certains historiens qui sont intervenus pour dire qu’il ne faut pas toucher à l’histoire etc. Et donc en fait le rôle de l’historien c’est d’apporter son expertise, sa compétence et de...d’utiliser ses connaissances, d’utiliser véritablement son travail pour apporter des clés de compréhensions, des clés de lecture à ce type d’évènements. Il y a une fonction civique et bon moi je… bien modestement,  je pense qu’il faut s’inscrire dans les pas de Gérard Noiriel, qui dit que l’historien doit se mettre à distance et donc on peut donner des outils civiques grâce à nos compétences mais rester à distance en apportant des éléments d’explication et ça été fait je trouve, plutôt bien par la communauté des historiens notamment...il y a de très nombreux historiens qui ont pris la parole pour expliquer, mettre en contexte ces phénomènes; Et d’ailleurs je suppose que vous l’avez écouté, il y a eu une série de podcasts réalisés par André Loez où de très nombreux historiens, je pense en particulier à Nicolas Offenstadt mais aussi à Sarah Gensburger qui est sociologue de la mémoire, qui a d’ailleurs entrepris un travail qui porte sur les dé-commémorations qui est en cours, sont venus apporter leur contribution. Donc les historiens ont joué un rôle intéressant mais après il y a eu aussi des prises de paroles d’historiens je dirais médiatique, ce que Noiriel appellerait des intellectuels de gouvernements qui ont pris des positions un peu caricaturales ou qui n’ont pas véritablement analysé le processus dans ses tréfonds donc je dirai qu’il y a deux catégories d’historiens : les intellectuels spécifiques donc voilà Gensburger, Noiriel, Offenstadt qui ont donné des positions, des clés de compréhension et d’autres des intellectuels de gouvernements qui ont bien davantage réagi médiatiquement sans creuser, sans approfondir la question et euh de façon un peu superficielle je dirais.

D’accord. Et superficielle, est-ce que vous pouvez un peu approfondir cette notion-là?

 

Euh alors, superficielle parce que ce qui m’a frappé dans cette crise c’est la confusion entre histoire et mémoire.

D’accord.

Alors c’est aussi lié aux modes de communication journalistique c’est à dire qu’on vous demande en trente secondes de donner votre avis,  dont on va extraire une phrase, dans un entretien qui est beaucoup plus long et donc ça ne permet pas de mettre de la nuance et  de la complexité autant qu’on voudrait. Je comprends que certains aient défendu Jules Ferry parce que Jules Ferry c’est une personnalité complexe. En effet, c’est l’artisan de la colonisation, du processus colonial en France dans les années 1880 et parallèlement, c’est le père de l'école laïque gratuite etc etc. Et donc, il est ambivalent, il est complexe, il a plusieurs facettes. Je peux comprendre qu’on le défende mais il fallait, à mon avis, replacer dans tout ça dans son contexte et c’est vrai que voilà...parfois j’ai vu des gens partir bille en tête “il ne faut pas toucher à Colbert, il ne faut pas toucher à Jules Ferry etc” alors qu’il y a quand même des discussions qui sont possibles au-delà de l'idolâtrie. Il s’agit en réalité de la confusion entre histoire et mémoire. Dire il ne faut pas toucher à l’histoire est une erreur factuelle car les statues et les noms de rues - c’est le propos de ma tribune dans le Monde - ce n’est pas de l’histoire. Ce ne sont pas les historiens qui font les statues et les noms de rue, ce sont les politiques donc c’est un récit, c’est une construction, c’est un choix politique qui est débattu, pour les noms de rue au niveau d’un conseil municipal, et qui ont été très longtemps contrôlé par l’Etat avec la fameuse ordonnance de 1816. Tout ça n’est pas l’histoire des historiens. C’est l’histoire des politiques, c’est une mémoire, c’est une sélection de faits puisqu’on peut faire un choix tout à fait partial. Je suis intervenu dans une université d’été l’an dernier et j’ai fait une comparaison. A Narbonne où vous avez une place Léon Blum, une rue Roger Salengro, vous êtes dans la mémoire d’une ville socialiste. Si vous allez à Nice aujourd’hui, vous avez une avenue Charles Pasqua, c’est pas du tout la même mémoire qui est inscrite, ce n’est pas la même vision de l’histoire de France. C’est cette confusion-là entre histoire et mémoire, entre création du dispositif mémoriel par les politiques et constitution de l’histoire par les historiens spécialisés qui moi m’a choqué et m’a poussé en fait à prendre la plume pour rappeler que c’était un choix politique.

 

Très bien, merci beaucoup c’est très clair. Et euh, justement pour continuer avec cette confusion entre histoire et mémoire, Comment est-ce que vous envisagez la relation entre les historiens et les élus pour la construction d’une politique mémorielle dans l’espace public ?

Alors, là aussi, vaste programme. (Rire de Naëlle et de Richard) C’est une relation qui est asymétrique puisque nous avons des gens qui ont éventuellement les moyens justement de pouvoir construire ce récit etc, qui vont solliciter les historiens, qui vont avoir le choix des historiens... C’est une relation complexe… je crois que les historiens doivent rester dans leur rôle de producteur de connaissances, dans leur rôle également de facilitateurs, de personnes pouvant expliquer, mettre en contexte, nuancer les faits, mais ne doivent pas à mon avis prendre parti dans le sens où il faut mettre telle ou telle personne. Alors, c’est délicat, parce que quand vous êtes sollicités, il peut y avoir évidemment un rôle à jouer et puis il y a des problématiques aussi à analyser qui sont importantes et l’idée d’éviter des erreurs. En l'occurrence, il y a un comité dont fait partie Pascal Ory et où il y a d’autres historiens, d’autres personnalités de la société civile qui aujourd'hui travaillent sur un corpus de dénomination issu de la diversité qui serait proposé aux maires. C’est déjà le cas depuis 2019, Emmanuel Macron avait proposé aux maires de donner le nom de soldats issus des colonies qui avaient participé à la Libération, c’était à l'occasion de la commémoration du Débarquement en Provence au mois d'août 2019. Donc là en l’occurrence vous avez un travail qui est fait par des historiens ou en partie par des historiens qui consiste à recenser des noms possibles etc. mais ce sont les élus qui vont être juges et qui décideront  d’attribuer ou de ne pas attribuer. Il y a une relation assez déséquilibrée. Moi je crois que les historiens doivent faire attention et rester dans leur rôle social que j’évoquais tout à l’heure et donner certain nombre d’éléments d’explications mais ne pas tomber dans le jugement hein, ce serait fatal. Donc voilà, je voulais vous dire autre chose mais j’ai mangé mon idée, ça me reviendra.

Pas de soucis, on pourra revenir dessus plus tard.

Et là vous parlez pour une élaboration d’une statue nouvelle, mais dans le cadre d’une statue qui pose polémique, qu’est-ce que vous pensez du rôle de l’historien pour choisir ce qui va...le sort de cette statue, quel est le rôle des historiens, quel est le rôle des politiques ?

Alors les politiques ont la main. C’est eux qui peuvent enlever officiellement ou pas la statue. L’historien lui va jouer son rôle de mise en contexte, de réflexion sur le personnage, il peut aussi apporter des conseils puisqu’il y a eu...ça fait émerger à cette occasion plusieurs expériences je pense notamment à Nicolas Offenstadt qui a décrit l’expérience de la RDA pour montrer qu’on peut recycler les monuments en quelque sorte  et ce de façon très protéiforme. Si le personnage est vraiment déplorable, il peut y avoir un enlèvement stricto sensu. Il y a aussi la possibilité de monuments construits en miroir, d’avoir des éléments de contextualisation qui sont rajoutés avec des plaques, ou bien avec aujourd’hui la technologie on peut aller sur des QR Codes, des choses comme ça qui renvoient sur des sites, et là l’historien peut jouer un rôle en apportant cette mise en contexte, cette mise en avant des complexités, des nuances qu’il faut ne pas oublier. Le rôle de l’historien peut jouer à ce niveau-là. Il peut aussi montrer que c’est pas un phénomène spécifique à notre époque c'est-à-dire que des déboulonnages de statues, des attaques de statues il y en a depuis qu’il y a des statues. Pour ne pas remonter très loin, sur la question de la symbolique et de l’œil blessé, vous avez Emmanuel Fureix qui a beaucoup travaillé sur ses questions et qui montre comment la destruction de symboles, le vandalisme, l’iconoclasme sont des moyens de lutte aussi. Et en même temps sur la question de l’égalité- ça c’est Sarah Gensburger qui le dit - sur la question de l’égalité des droits, enlever les statues ne fera pas avancer forcément l’égalité réelle mais c’est un signal, c’est un point d’accroche, c’est un signal d’alarme qui permet de donner, de mettre sous les yeux des gens la problématique. Ça c’est plutôt du côté des groupes d’activistes dont on se place quand on dit ça.

Dans votre tribune qui est signée au Monde vous dites que “ {...} c’est un choix politique démocratique donc le déboulonnage. {...} pourquoi serait-il illégitime de discuter des choix du passé ?” Et donc dans la continuité de ce que vous avez dit il y a quelques secondes Comment comprenez-vous les personnes qui s’opposent au retrait/ déboulonnage/ ou même remplacement des statues dans l’espace public ?

Parce que c’est justement un positionnement politique. Et le premier d'entre eux à s’être positionné comme ça c’est le président de la république qui a dit :  “nous ne changerons pas notre histoire. C’est ce qui m’a fait réagir là-dessus dans une autre tribune que j’ai publié dans Historiens et Géographes qui est à peu près la même mais en plus détaillé, je me suis un peu moqué en disant que l’élève de Paul Ricoeur confondait histoire et mémoire et que c'était quand même un peu gênant. De plus, dire que la discussion sur ce sujet est impossible est un peu gênant, sinon on est pas en démocratie. L’attribution de dénomination, l’érection de statues procède d’un choix démocratique, donc ce que la démocratie a fait, la démocratie peut le défaire. Il me semble qu'une discussion au sein d’un conseil municipal, régional sur la pertinence du maintien d’un tel ou tel hommage est tout à fait pertinente et puis des hommages qui ont été enlevés, il y en a eu plein et jusque dans une période récente. Sous Vichy par exemple, c’est autoritaire on pousse à déboulonner des statues et des hommages aux hommes de gauche. Inversement Pétain est déboulonné très massivement en 44 et 45. Plus près de nous, beaucoup plus près de nous dans les années 80, 90s vous avez l’affaire Alexis Carrel, qui est un savant eugéniste mis en avant sous Vichy qui a eu des hommages publics assez nombreux après la deuxième guerre mondiale. Dans les années 80, la ligue des droits de l’homme et d’autres associations ont milité pour l’enlèvement des hommages à Alexis Carrel et on a commencé à force de militantisme, à force de réclamations auprès des conseillers municipaux à obtenir des suppressions de son nom et son remplacement par d’autres. Il y a eu ces changements là et si vous cherchez dans les archives du Monde vous trouverez des articles sur cette question. Il se trouve qu’il reste encore des rues Alexis Carrel et c’est quelqu’un qui pose problème par rapport à son discours scientifique et à son idéologie. Je vous montre quelque chose si vous voulez par exemple. Je vais faire de l’auto-promo, c’est le bouquin qui s’appelle “La République des plaques bleues” à la fin en conclusion je montre ça justement...attendez que je retrouve la page.  Vous voyez la rue Alexis Carrel barrée et rue Martin Luther King en-dessous. Donc c’est un remplacement qui a eu lieu dans les années 80 à Béziers lorsque la municipalité était communiste. Donc ce mouvement-là, une quarantaine de villes ont effectué ce changement. Donc c’est possible. Dire non qu’on ne peut pas réécrire, qu’on ne peut pas changer une virgule ce n’est pas vrai. Il suffit de provoquer le débat démocratiquement et donc on peut en discuter, le faire remonter dans un sens ou dans un autre. Et puis vous avez des hommes politiques qui en ont conscience. Ça s’était un peu perdu, il y a eu une éclipse en termes de statues et de noms de rues. On va dire que les années 60,70,80, c’était une phase de croissance urbaine où on était dans des statues relativement anonyme, des dénominations dépolitisées, des noms de fleurs et d’oiseaux. Et en fait depuis les années 90, on voit resurgir des problématiques de ce type là et certains hommes politiques utilisent la symbolique politique de façon assez aigue. Dans ma région, Georges Frêche par exemple a baptisé de très nombreux lieux avec des noms assez...comment dire...comment ne pas porter de jugement…assez particuliers. Il y a une rue Trotski à Montpellier et Georges Frêche riait en disant j’ai mis une rue Trotski personne ne dit rien. Et donc, il a mis dans le temple de la consommation, un centre commercial à ciel ouvert, une statue de Mao, une statue de Lénine. Ça avait créé une polémique en 2010 avec l’installation de ces différentes statues et un débat démocratique là-aussi. Il y a eu des protestations de la part des maires, de nombreuses contestations parce que certains ont dit “Mao, Lénine ont du sang sur les mains » Ça a créé des troubles et des débats importants alors que pour le coup, elles y sont toujours mais il y a eu débat. Voilà. Je ne sais pas si j’ai répondu à votre question

Tout à fait oui, plutôt. Donc toujours dans votre tribune, vous dites que “Nos contemporains ont donc toute légitimité pour interroger les dispositifs mémoriels” donc comme en parliez précédemment. Dès lors, quelles seraient les façons de réinventer l’hommage public selon vous et devraient-elles être similaires partout ou adaptées aux différentes échelles, nationale, régionale et locale.

Le principe, d’autant plus depuis 1982 avec la loi de décentralisation c’est que ce sont les collectivités locales qui ont la main. De 1816 jusqu’aux années 60, les collectivités effectuaient le choix et l’Etat effectuait un contrôle a posteriori. Ce contrôle s’est un peu relâché en 1924. A partir de là ce sont les préfets  qui exercent le contrôle. Dans ce dispositif on avait pas le droit de donner le nom d’une personnalité vivante, ce qui est plutôt une jurisprudence qui est sage. Je fais un aparté pour vous dire que j’ai entendu par exemple  une proposition autour de Kylian Mbappé. Il a 21 ans, il est donc au début de sa vie, il peut faire des bêtises. C’est arrivé, par exemple vous avez un handballeur dont le nom a été donné à un gymnase. C’est un joueur qui est très très bon, plein de médailles d’or, mais qui a aussi participé à des paris truqués. Donc le maire de la commune s’est retrouvé à l’époque dans une position un peu délicate puisque c’est censé être une figure exemplaire.

Donc, ce sont les collectivités qui ont la main et qui ont une grande latitude, quasiment totale depuis 1982, et donc elles peuvent choisir assez librement et donc c’est à elles, en fonction de leur orientation politique de se positionner sur les questions de la société. Parce que les questions qui sont posées par les enlèvements de statues ce sont des questions de société, ce sont des questions d’égalité entre les citoyens, c’est la question de l’égalité homme-femme etc etc. Typiquement si vous prenez le corpus des statues et des dénominations urbaines vous allez avoir des inégalités criantes à plusieurs points de vue. C’est ensuite aux conseillers municipaux, aux départementaux, régionaux, à se positionner en fonction de leurs valeurs et leurs, comment dirais-je, comportements politiques et électoraux. C’est à dire que nous citoyens quand je dis “Nos contemporains sont légitimes”, cela veut dire que nous citoyens nous pouvons tout à fait interpeller un président de département qui baptise les collèges, un maire qui baptise les rues ou qui crée des statues en lui disant “mais moi je souhaiterais que etc”  Le mouvement associatif, les partis politiques ont un rôle à jouer et des questions à poser et ça a toujours fonctionné comme cela d’ailleurs. C’est à dire que dans les années de la IIIème République, il y avait des groupes qui ont joué le rôle de force d’influence et qui donc proposaient des noms, qui proposaient des souscriptions privées pour des statues etc etc. Si on prend le cas de Jaurès par exemple, le Parti Socialiste SFIO, les Jeunesses Socialistes vont mener un intense lobbying pour obtenir l’attribution du nom de Jaurès à partir de 1919, 1920, après sa panthéonisation en 1924, pour la construction de statues en son honneur de Jaurès. Il y a donc de très nombreux groupes qui vont solliciter les conseillers municipaux, qui leur écrivent, qui réclament...Donc voilà, c’est tout à fait légitime, ensuite ce sont les représentants élus du peuple qui tranchent, qui prennent une décision mais souverainement et donc en étant conscient qu’ils auront à rendre des comptes lors de l’élection suivante au sujet de ce choix.

Très bien, merci beaucoup. J’aurai peut-être une dernière question. Tout à l'heure vous disiez qu’un choix mémoriel avait été fait à l’égard de Pétain, donc qui consistait à tout simplement l’enlever de l’espace public, comment est- ce que vous comprenez la différence entre le traitement du personnage du maréchal Pétain et celui de personnages comme Colbert qui posent controverse lorsque Pétain ne le fait pas par exemple ?

Pétain ce n’est pas si évident que ça parce qu’il y a encore un maire qui récemment a dit que si il avait eu une rue Pétain chez lui, il ne l’aurait pas enlevé. Preuve que les conflits mémoriels subsistent insidieusement et qu’il a des résurgences ou des confusions graves portées notamment par de pseudos-historiens. Dans ce cas, il y a une méconnaissance grave de l’histoire parce qu’en fait en 44, la question ne s’est quasiment pas posée. Alors autant l’attribution des rues Pétain a été fortement incitée par l’Etat, autant l’enlèvement a été très  spontané. C’est-à-dire que les gens en 44/45, ils déboulonnent, ils barbouillent, ils arrachent la figure de celui qui collabore. Cela a été fait en quelques mois, très rapidement et souvent bien avant la délibération officielle. En août 44 on enlève la plaque et la délibération suit quelques semaines ou quelques mois après. Concernant Colbert, c’est déjà une figure plus lointaine avec des griefs qui sont plus construits intellectuellement c’est-à-dire que Colbert il a été promu pendant très longtemps dans le roman national comme le ministre de Louis XIV et le Code Noir n’était qu’une mesure parmi d’autres. Quand on parlait de Colbert - je me souviens d’avoir entendu parler de Colbert y’a pas si longtemps j’étais élève dans les années 80 comme un promoteur des manufactures, de l’étatisme. C’était plutôt l’incarnation de l’Etat. Et donc la problématique coloniale et la problématique de l’esclavage autour de Colbert a émergé plus récemment avec la question de travaux autour de ces questions-là qui ont émergé plus récemment, aussi la construction du rejet de Colbert elle est plus récente, et c’est une construction qui est beaucoup plus fondé sur le travail historique et sur l'évolution sociétale. C’est-à-dire qu’il est fort probable que dans les années 60, la question ne se posait même pas pour la simple et bonne raison qu’on était encore sur un surmoi colonial qui était prégnant dans la société. Cela pose la question d’une absence de regard sur l’histoire coloniale qui subsiste encore dans une grande partie de la société. C'est à dire qu’aujourd’hui, euh… il n’y a qu’à se référer au débat de 2005 sur le rôle positif, il y a une bonne partie de la société qui considère que la colonisation c’était bien, on fait des routes et ponts etc.  Ce qui est une construction politique et idéologique qui ne résiste pas l’analyse historique pour le coup. Ah j’ai retrouvé mon idée de tout à l’heure.

Super.

Colbert ça me parait être un cheminement plus long parce que ce n’’est pas...ça ne touchait pas la société aussi directement avant qu’il y ait des transformations sociologiques importantes alors que pour Pétain la réaction était brutale et directement liée à l’évènement. Colbert, je dirais aussi que c’est une figure qui est moins honorée, elle l’est quand même mais à la louche, je dirais qu’il doit y avoir 300 400 rues maximum, ce qui est « correct » sans être démesuré. Pour vous donner une idée la « star » des noms de rues c’est le Général de Gaulle qui est autour de 3500/4000 rues. A 300 vous êtes quand même relativement noyé dans la masse, on va le retrouver dans les grandes villes et souvent dans des baptêmes thématiques et plutôt conservateurs par rapport à la pratique républicaine du baptême.

J’ai retrouvé mon idée de tout à l’heure lorsque je suis parti sur la question du choix politique de pas vouloir changer. Il y a un positionnement. Je disais que le premier d’entre-eux, le Président de la République a dit “on ne va pas changer une virgule de notre histoire”, c’est un positionnement qui est extrêmement politique. Très clairement en prenant cette position-là, il lorgne, il ratisse en faisant des clins à l’aile droite voire à l’aile très à droite de l’échiquier politique français. En prenant cette opposition martiale qui est donc concrètement difficilement tenable puisqu’on pourrait imaginer une vague de conseillers municipaux qui change les choses, c’est un positionnement idéologique et politique qui cherche à récupérer un électorat. Même si c’est accompagné de commentaires disant qu’il faut regarder toute l’histoire de France - la face lumineuse et la face sombre- ce qui est intéressant ça reste quand même un positionnement assez droitier. On voit d’ailleurs, les médias de l’extrême droite en rajouter sur la question sur l’air : « ne touchez pas à l’histoire de France ».

Très bien. C’est une, je pense que c’est une belle conclusion, ça nous apporte davantage d’éléments pour réfléchir à notre controverse. Est-ce que vous pensiez, est-ce que vous avez des choses à ajouter peut-être ?

Non ça y est, j’ai épuisé toutes les idées que j’avais en chemin. Je suppose que vous l’avez vu, Jacqueline Lalouette qui est la grande spécialiste des statues vient de sortir un livre sur les statues controversées et je pense que ce sera intéressant de l’interroger. Je l’ai pas encore acheté, j’ai toujours pas fini son magistral  « Un peuple de statues ». Ce livre qui vient juste de sortir apportera des éclairages y compris dans le  temps long parce que ce qu'on appelait le vandalisme, l'iconoclasme des statues est assez ancien.  Ce qui est intéressant,  c’est que pendant très longtemps, sous la IIIème République, c’était l’extrême droite qui s’en prenait aux statues. L’Action Française, Les Camelots du Roi ont beaucoup attaqué les statues républicaines et donc aujourd’hui, il y a un petit renversement de ce point de vue-là. Il y a eu des barbouillages, des graffitis sur les statues pendant très longtemps y compris aussi venu de la gauche. On retrouve des graffitis surtout antimilitaristes parfois anticolonialiste de la part des communistes dans les années 20 et 30. Vous avez la statue de Mangin qui est frappée par les communistes plutôt dans un sens antimilitariste. Le graffiti est un élément important et intéressant de cet aspect-là car il révèle les motivations des acteurs et c’est un aspect à creuser. Voilà voilà. Je crois que j’ai bouclé.

J’avais une petite question juste rapide. Quand vous nous avez montré l’image de la rue rebaptisée, il restait le nom de l’ancienne plaque qui avait été barré, est-ce que ça vous semble une meilleure réponse que si on avait totalement supprimé cette plaque et tout simplement remplacé par une nouvelle...Est-ce que c’est important de garder une trace qu’elle a été polémique et qu’on y a apporté une réponse telle que celle-ci. Est-ce que pour vous c’est une meilleure réponse ?

C’est un choix politique alors pour le coup ils l’ont laissé pendant très longtemps comme ça puisque moi j’ai pris la photo dans les années 2001 mais c’était vraiment ancien et aujourd’hui j’y suis repassé, ça a disparu. Il n’y a plus que la plaque Martin Luther King donc la mémoire de ce conflit, de cet affrontement a été estompé. Donc en effet c’est une question qu’on peut légitimement se poser, c’est-à-dire que ça fait partie des dispositifs que j'évoquais. On peut très bien pour contextualiser maintenir l’ancien hommage et expliquer pourquoi on a mis le nouveau, les raisons, et là du coup ça peut avoir une vertu pédagogique intéressante pour montrer aussi l’évolution des mentalités, de la société sur ce genre de questions. Là encore, ça reste euh...l’historien pour le coup peut apporter son expertise en mettant en contexte, en aidant à faire ça mais ça restera un choix politique, qui peut être accompagné mais ça restera un choix politique de la part des élus de prendre cette position-là, cette posture là ou pas. Donc voilà, ça reste vraiment un choix politique.

Très bien. Merci beaucoup pour votre temps et l’exhaustivité de votre réponse. Nous vous présentons nos excuses pour les malentendus liés au problème de connexion en début d’interview vraiment.

Je vous en prie.

Nous vous transmettrons la retranscription de l’interview avant de la publier pour bien avoir votre accord sur ce que vous avez retenu.

Du coup ça va être publié comment ?

Sous une forme de site web, dans lequel on rendra euh...on fera euh, on sait pas encore comment ce sera agencé mais le but c’est de rendre une cartographie des acteurs donc de définir les positionnements des différents acteurs - les historiens, les sociologues, les élus - sur la question.

D’accord.

Et dans une partie il y aura la retranscription des entretiens avec les acteurs qu’on a interrogés. Il y aura un onglet disons, retranscription.

D’accord. Non mais juste comment là c’est à l’oral, parfois je m’emballe si je peux relire je pourrais corriger les bêtises que j’ai dites.

Aucun souci, absolument. Parfait.

Je vous en prie donc et je vous souhaite surtout un bon travail et un bon courage avec cette question brûlante et à bientôt peut-être.

Merci beaucoup, au revoir, bonne journée.

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