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L’érection de nouvelles statues en accord avec des valeurs contemporaines est perçue comme un moyen de répondre à la controverse sur le déboulonnage des statues. La création de nouvelles statues et donc d’un nouveau patrimoine permet de concilier les revendications. Mais, la perspective d’édifications suscite plusieurs points de désaccord. Créer de nouveaux monuments à côté des anciens ? Créer pour remplacer ? Créer un autre monument à partir de l’actuel ? 

 

 

De nouvelles figures ?

Jacqueline Lalouette s’est positionnée : “Pour moi la bonne solution, c’est de multiplier le nombre de statues, avec de nouvelles statues pour de nouveaux héros. Ou alors, des statues, comme en Martinique ou en Guadeloupe, des statues qui représentent, non pas une personne donnée, mais un type humain.”

 

L’érection de nouvelles statues serait un moyen de compensation. Néanmoins, elle pose des limites à ces créations massives en rappelant que le lien entre le lieu et le statufié est primordial dans la construction de sens du monument. Cela implique alors que l’on ne peut ériger des statues d’individus dans chaque lieu. Elle prend l’exemple de la personne de Toussaint-Louverture qui ne peut être statufié partout.

 

C’est en cela que le “type humain” évoqué peut incarner une alternative viable en pensant la solution de créations multipliées. La compensation quantitative n’est pas suffisante selon elle. À ce sujet, Françoise Vergès pointe l’inégalité de représentation de ces nouveaux monuments : “Il y a une statue de Toussaint Louverture mais dans un petit village, une petite ville, elle ne se remarque pas. Donc déjà, ce n’est pas un terrain neutre, c’est un terrain de choix politique.”

 

Yoann Lopez évoque le sujet de la cohabitation des monuments aux sens a priori antagonistes impliqués par une cohabitation dans l’espace public : “Le fait qu’il y ait la cohabitation ce n’est pas gênant, à partir du moment où la politique mémorielle engagée va dans le sens d’une explication. On peut créer de nouveaux lieux de mémoire et d’histoire tout en faisant de ces lieux des lieux de contradictions, des lieux de savoir, d’explications.”

 

L’idée du parcours mémoriel est l’idée majeure de la politique de Bordeaux. La ville mise sur une pédagogie hors les murs, loin des musées pour toucher le plus grand nombre. Avec le parcours mémoriel, la ville de Bordeaux développe trois formes de site : les sites historiques, les sites culturels et les sites de mémoire ou sites de recueillement. À Bordeaux, la ville est coupée entre la  rive droite et la  rive gauche et l’idée était de pouvoir faire que les deux rives soient réunies à travers cette thématique de traite et d’esclavage. “On a à la fois utilisé des sites qui étaient existants et on en a créé d’autres, on a fait des sites historiques, des sites de mémoire.” Pour Yoann Lopez, la multiplication des monuments n’est pas conflictuelle car il y a une volonté de régulation et non de destruction.

 

 

 

Substituer le nouveau à l’ancien  

 

La destruction est envisagée dans d’autres cas. En effet, le cœur de la démarche de déboulonnage vise à retirer de l’espace public certaines statues. Pour ne pas laisser l’espace public vide de patrimoine, et pour symboliser un remplacement des valeurs, la création d’une nouvelle statue est pensée. L’idée est de remplacer un monument controversé par l’érection d’un nouveau patrimoine.

 

En réponse à de nombreuses pétitions signées entre 2009 et 2020, en octobre 2020, Sébastien Lecornu annonce que la statue de Léon Olry sera déplacée dans un jardin public et remplacée par une nouvelle statue représentant la poignée de main entre Jean-Marie Tjibaou et Jacque Lafleur de 1988. Cela rejoint les préoccupation de Rodolphe Solbiac qui souligne : “On impose à côté des statues du colonialisme d'autres monuments, on organise des espaces pédagogiques et didactiques ; mais enfin je crois qu’il faut enlever certaines statues de la place publique”.

 

La cohabitation entre les monuments aux valeurs et aux sens antagonistes n’est alors pas reconnue comme possible et viable, rejoignant les préoccupations originelles du déboulonnage des statues. Bertrand Tillier qualifie cela de “statue de substitution", prenant l’exemple anglais de Bristol où, pendant quelques heures, une statue de militante noire a été installée à la place de la figure de Colston.

 

 

 

Transformer. Meler ancien et nouveau 

 

Enfin, la troisième voie possible dans le processus de création mémorielle est celle d’édification nouvelle à partir du patrimoine existant. Autrement dit, il s’agit de faire appel aux artistes pour penser la réinvention de ces monuments faisant apparaître les deux mémoires.

 

Bertrand Tillier évoque cette question de “contre-monument”. L’espace public peut être totalement un lieu d’effacement mais peut être aussi le lieu d’une articulation entre le monument qui a existé et l’histoire de sa contestation et une contre proposition. (...) Qui rende justice, en quelque sorte, à ceux qui pour des raisons légitimes demandent à ce que justice leur soit rendue d’un point de vue mémoriel.”

 

Il explique qu’il s’agit d’une voie médiane qui permet de laisser une ouverture à la réinterprétation du patrimoine : “La possibilité à un moment ou à un autre, dans dix ans, cinquante ans, cent ans, si nous sommes toujours là, de relire autrement encore ces monuments et éventuellement d’en faire autre chose. Tout en les maintenant visibles.”

 

L’exemple de la statue de Joséphine de Beauharnais, abîmée dans les années 1970 puis décapitée en 1991, souligne cette relecture et l’idée de la création dans la destruction. Les militants du MIR (Mouvement International pour les Réparations) ont réclamé son retrait, pourtant Aimé Césaire a plaidé pour son maintien en l’état des dégradations reconnues comme processus créatif.

 

Cette statue est restée en place, sans tête et peinturée en rouge pour symboliser le sang des esclaves. Une forme de narration de l’histoire de la Martinique et un moyen de commémorer les différentes étapes de l’histoire ont été perçus dans la révision du monument original. Elle a finalement été détruite en juillet 2020 par des militants du MIR. 

 

 

 

L’art au service de la reinvention de ces statues

 

Emmanuel Fureix explique : “ Je pense que les artistes ont plus à nous dire sur les possibilités de redessiner le sens d’un monument, voire même l’inverser, que les historiens proprement dits. Ils peuvent, en collaboration avec des sociologues, des anthropologues, des géographes, réfléchir également ensemble sur les sens perçus, voir l’absence de sens tout court, par les habitants, des monuments sujets de contestations. Un monument est figé dans sa matérialité, mais les sens qui lui sont donnés se superposent dans des couches successives. Des propositions artistiques peuvent rendre sensibles et visibles ces nouvelles couches de sens.”

 

Julie Deschepper décrit également ce processus de réutilisation des monuments par la sollicitation d’artistes contemporains. Elle prend l’exemple d’un monument de Staline à Prague, construit en 1958 et détruit en 1962 dont le piédestal est resté vide jusqu’en 1991, où il a été remplacé par une grande œuvre représentant un métronome, métaphore du rapport au temps qui passe. L’intervention de l’art permet de modifier le sens du monument, les valeurs transmises et incarnées. Elle rappelle que c’est ce que propose l’artiste Banksy à Bristol. Celui-ci propose de remettre Colston déboulonné sur son piédestal en ajoutant trois personnages en train de tirer une corde. Le but est de réconcilier les discours par l’intervention de l’art.

 

Nicolas Offenstadt étudie aussi la question, inspirée du traitement mémoriel allemand,  de “L’utilisation très puissante de l’art, pour traiter des enjeux de mémoire, y compris de l'art parfois très critique. Là aussi c’est cette acceptation du débat qui peut être un art très disruptif ou en tout cas peu canonique. De fait, ça peut être utilisé pour ces questions mémorielles.” Il parle de contre-oeuvre pour décrire la réappropriation par l’artiste d’une mise en scène de valeurs contraires à celles qu’illustre le monument d’origine. Il s’agit pour le visiteur de tomber face à un “triptyque” : le monument original, une explication de sa présence maintenue dans l’espace public accompagné des débats qu’il suscite et, la contre-oeuvre qui propose tout autre chose que le monument original.

 

Pour lui:

“Tout un pan du débat n’est pas seulement sur la question : qu’est-ce qui doit partir ? Qu’est-ce qui doit rester ? Mais plutôt : quand ça part, ça change, comment l’art peut exprimer fortement d’autres valeurs que celles de la statue initiale ou en tout cas que les mémoires initiales entendaient célébrer ?”
 
Nicolas Offenstadt, historien de la mémoire

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